Tout pour tout le monde
Titre : Tout pour tout le monde
Auteur/Autrice : M. E. O’Brian et Eman Abdelhadi
Éditeur : Argyll
Date de publication : 2024 (mai)
Synopsis : À quoi peut ressembler une révolution au XXIe siècle ? Vingt ans après un bouleversement social mondial, deux historiennes interrogent les acteurs et actrices de ce changement. Du Bronx à la Chine continentale, du Midwest américain au Proche-Orient, douze voix abordent les années troubles, les moments d’espoir. Douze gens ordinaires guidés par un seul principe : Tout pour tout le monde ! Voici, à travers les mots de celles et ceux qui l’ont vécu, l’effondrement économique, les catastrophes climatiques, les révoltes populaires autant que la répression. Et puis, plus tard, le temps de la reconstruction et l’avènement de sociétés plus égalitaires, écologiques et coopératives. Voici le récit d’un printemps qui vint reverdir le monde.
-Qu’est-ce que la commune signifie pour vous ?
-Ça veut dire qu’on prend soin les un.es des autres. Ça veut dire tout pour tout le monde. Ça veut dire qu’on a pris quelque chose qui était de la propriété et qu’on en a fait de la vie.
Une utopie radicale
Marre des dystopies ? Des romans de post-apo plus déprimant les uns que les autres ? Marre de n’imaginer que des futurs où la Terre ne serait plus que ruine et les humains des morts en sursis ? Alors « Tout pour tout le monde » devrait vous faire un bien fou ! (et en ce moment, c’est peu dire qu’on en a besoin !) Cela fait maintenant quelques années que des auteurices renouent avec l’utopie et tentent d’imaginer pour la Terre non seulement un avenir tout court, mais aussi et surtout un avenir heureux et enviable. On peut citer récemment les ouvrages de Camille Leboulanger, qui s’inspire dans « Eutopia » des travaux du sociologue et économiste Bernard Friot (et qui est d’ailleurs à l’origine de la traduction du roman dont il est question ici), ou encore celui de Margaret Killjoy, « Un pays pour les fantômes », qui met en scène la résistance d’une société organisée selon les principes de l’anarchie à l’invasion d’un empire impérialiste. Dans « Tout pour tout le monde » M. E. O’Brien et Eman Abdelhadi optent elles aussi pour cette idée d’utopie puisque le roman se déroule à la fin des années 2060 où l’on apprend qu’une révolution mondiale a eu lieu et a donné naissance à une société plus égalitaire et plus démocratique, écologique et coopérative. Pour nous présenter ce futur radieux, les deux autrices ont opté pour une forme originale puisque l’ouvrage a été conçu comme un recueil d’entretiens. O’Brien et Abdelhadi se mettent ainsi toutes deux en scène dans ce futur fantasmé et endossent le rôle d’historiennes chargées de recueillir la parole de douze personnes ayant, de près ou de loin, contribué à faire advenir ce nouvel ordre mondial. Issus des quatre coins du monde et exerçant dans des domaines très variés, tous les interviewé.es racontent à tour de rôle le basculement de nos sociétés d’aujourd’hui vers une multitude de petites communes au fonctionnement divers mais basées sur le principe de la communisation et de l’octroi de droits pour toutes et tous. Un basculement qui ne s’est évidemment pas fait sans heurts…
Égalité pour toutes et tous
Après une introduction chargée de présenter le contexte et le projet (proposer une histoire orale de la Commune de New York vingt ans après son émergence), l’ouvrage se compose donc d’une série de douze entretiens menés à tour de rôle par les deux historiennes. L’occasion de revenir sur tous les aspects de ce nouveau monde radicalement différent du précédent, que ce soit en terme d’organisation politique, économique, familial ou écologique. Les sujets abordés sont nombreux et permettent de se familiariser avec le fonctionnement cette société utopique qui a rebattu toutes les cartes. Le premier entretien met ainsi en scène le parcours d’une prostituée new-yorkaise qui a joué un rôle de premier plan dans l’insurrection. Un autre décrit la façon dont la révolution a atteint le Proche-Orient et notamment la façon dont les Palestiniens ont mis fin à l’oppression israélienne. Certain.es se focalisent sur les blocages et occupations d’usines ou bien sur les mouvements étudiants, tandis que d’autres abordent les questions de gestation, de famille, ou encore de conquête de l’espace et de restauration écologique. La diversité des témoignages permet ainsi de s’interroger sur absolument tous les aspects qui caractérisent notre société, et proposent des alternatives crédibles, bien que certaines paraissent très éloignée de nos considérations actuelles (c’est le cas par exemple en ce qui concerne la conception et l’éducation des enfants avec la disparition pure et simple de la cellule familiale). Certains sujets sont plus captivants que d’autres, et il en va de même des interlocuteurs qui ne sont pas toujours très clairs dans leurs explications ou qui partent dans des digressions qui peuvent parfois perdre les lecteurices.
Je me souviens de ces tracts que les gens distribuaient dans le métro ou sur la route, ou bien qu’on m’envoyait. Des trucs sur comment le système était cassé, comment c’était la faute du capitalisme… J’avais toujours pensé « J’ai pas le temps pour ça » ou « Je n’ai pas l’énergie pour ça ». Mais je me suis rendu compte que : « Je n’ai pas le temps à cause de ça
Un récit choral qui manque un peu de chaleur
Le roman n’a toutefois rien d’un conte fleur bleu mettant en scène un monde bisounours où tous les problèmes auraient été miraculeusement résolu par la révolution. Les personnes amenées à témoigner ici ont toutes vécu des événements douloureux et sont visiblement toujours marquées par les traumatismes qu’elles ont subi. Plusieurs des interviewé.es mentionnent notamment les combats contre les groupuscules d’extrême-droite et contre l’armée américaine dont les insurgés ne sont venus à bout qu’au terme de violents affrontements. D’autres mentionnent les violences sexistes et sexuelles subies, la disparition d’êtres chers, ou encore la famine qui s’est abattue sur une partie du monde au pire de la crise. Le propos de l’ouvrage est donc éminemment politique et, si j’ai pris beaucoup de plaisir à imaginer le futur tel que dépeint dans ces entretiens, je ne peux toutefois m’empêcher de regretter l’absence d’un élément pourtant fondamental dès lors qu’il est question de fiction : les personnages. Alors oui, chaque témoin raconte son histoire, et par là-même se met en en scène, mais la forme de l’interview et la distance qu’elle instaure inévitablement ne permet que très rarement aux lecteurices de s’immerger pleinement dans l’histoire ou de s’attacher aux personnages.
« Tout pour tout le monde » est un roman surprenant qui met en scène un futur positif dans lequel une révolution mondiale a donné le jour à une société transformée, plus égalitaire et démocratique. La forme choisie par les deux autrices, à savoir une suite d’entretiens réalisés avec des témoins du basculement, permet d’aborder une multitude de sujets passionnants et d’imaginer des solutions audacieuses et radicales à des problématiques très actuelles. Malheureusement ce choix se fait au détriment des personnages auxquels les lecteurices ont parfois bien du mal à s’identifier.
Autres critiques : ?