Fantasy

Un pays de fantômes

Titre : Un pays de fantômes
Auteur : Margaret Killjoy
Éditeur : Argyll
Date de publication : 2022 (août)

Synopsis : Poussé par une industrie florissante, l’empire borolien se tourne cette fois vers les Cerracs, un territoire montagneux composé d’une poignée de villes et de villages ; une simple formalité. Journaliste en disgrâce, Dimos Horacki signe désormais des papiers ronflants dans une gazette de la capitale. Mais voilà que son employeur l’envoie au front écrire un article élogieux sur un gradé en vue de l’armée impériale. Sur place, Dimos découvre la réalité de l’expansion coloniale, et surtout, il met un visage sur leurs mystérieux ennemis, les anarchistes de Hron, qui défendent non pas leurs possessions, mais leur mode de vie et leur indépendance. Et tandis que la guerre fait rage autour de lui, que ses pas le portent de ferme en village jusqu’à la cité-refuge de Hronople, le reporteur voit peu à peu ses convictions voler en éclat.

-Tu crois que ma jambe est là-haut, elle aussi, à brûler à l’intérieur d’une de ces étoiles ? Elle est enterrée dans la même fosse que mes amis, après tout.
-Tu n’y crois pas vraiment, rassure-moi ?
-Non.
-Tant mieux.
-Mais c’est une idée assez plaisante.
-Je pense que c’est un bon résumé de la religion.

« We are anarchists, and we are immortal »

« Nous ne vous confions pas ce travail parce que vous êtes le meilleur. C’est une tâche importante mais dangereuse, et vous êtes le meilleur reporter que nous puissions nous permettre de perdre. » C’est par ces mots que le journaliste Dimos Horacki apprend par son rédacteur en chef qu’il va être envoyé sur le front pour couvrir la guerre qui agite actuellement l’empire borolien. Officiellement, il s’agit de réaliser un portrait du général chargé de mener les opérations sur place. Officieusement, l’objectif est de réveiller les instincts patriotiques du peuple qui commence à fléchir et à questionner le bien-fondé de la politique expansionniste borolienne. Bref, on l’envoie faire de la bonne vieille propagande. Voilà donc notre héros en route pour les Ceracs, territoire montagneux isolé que les troupes de l’empire s’attendaient à coloniser facilement, comme elle l’avait fait du reste de la région. C’était toutefois sans compter la résistance de Hron et de ses alliés, de nombreuses communautés disparates mais réunies sous la bannière de l’anarchisme. Il ne faudra pas longtemps pour que les convictions du journaliste, déjà vacillantes, ne soient totalement remises en cause par sa rencontre avec celles et ceux qui entendent bien défendre leur indépendance et leur mode de vie face à l’avide adversaire borolien. « Un pays de fantômes » est en quelque sorte une utopie, une utopie anarchiste qui n’a, pour une fois, rien des clichés ordinaires qui veulent que l’absence de pouvoir et de domination se traduise inévitablement par le chaos. L’autrice, Margaret Killjoy, se revendique elle-même de cette idéologie politique, et c’est avec beaucoup d’habilité qu’elle va initier le lecteur néophyte aux principes qui régissent l’anarchisme. Rassurez-vous, le roman n’a toutefois rien d’un pamphlet ou d’un ouvrage de propagande. Le propos est, certes, très politique, mais à aucun moment l’histoire ne paraît servir de simple prétexte à la transmission d’un message purement idéologique.

Utopie et fantasy

L’objectif de l’autrice est cependant bel et bien de proposer une vision réaliste de ce que pourrait être une société anarchiste. Inutile de vous dire que le résultat n’a que peu à voir avec les stéréotypes qui fleurissent concernant ce courant et l’assimilent volontiers au chaos ou à l’irréalisme. Nous avons affaire ici à une société cohérente et mouvante que les personnages eux-mêmes se gardent bien d’idéaliser mais dont ils défendent tout simplement le droit à exister. Et il faut bien admettre que, que l’on soit sympathisant de la cause ou non, il est agréable de voir de nouvelles formes d’organisations politiques apparaître en fantasy, au-delà du traditionnel empire qui continue à demeurer le cadre principal de beaucoup de romans du genre. On prend ainsi énormément de plaisir à découvrir les spécificités de ces rebelles anarchistes, le tout par les yeux de Dimos, le fameux journaliste, qui constitue une porte d’entrée parfaite vers cette alternative politique. Notre héros se retrouve dans la posture du voyageur candide à qui il faut tout expliquer, ce qui ne l’empêche toutefois pas de faire preuve d’esprit critique et de questionner sans relâche les spécificités du mode de vie anarchiste qui lui sont exposées. Rassurez-vous une fois encore, le roman n’a rien d’une simple « promenade pédagogique » qui viserait à simplement exposer les particularités de l’utopie de l’autrice (rien à voir par exemple avec « Ecotopia » qui, lui aussi, mettait en scène un journaliste mais qui tombait par contre complètement dans cet écueil). Le récit est au contraire très riche, bourré de péripéties savamment distillées pour donner du rythme à l’ensemble. On ne s’ennuie donc pas une seconde, et on est même souvent surpris par le cours des événements ou par des scènes courtes mais intenses et qui viennent faire totalement basculer l’histoire. La tentation est donc grande de dévorer le roman d’une traite, d’autant que celui-ci ne compte que deux cent pages.

Amour et mort

Parmi les nombreux points forts de l’ouvrage, on peut également citer les personnages dont beaucoup laisseront une marque durable dans la mémoire du lecteur. A titre personnel, cela faisait longtemps que des héros et héroïnes de fiction ne m’avait pas autant remuée ! Dimos, évidemment, campe un protagoniste remarquable, à la fois pour la conscience qu’il a de ses propres travers et limites, mais surtout pour sa capacité à remettre en cause le cadre imposé par l’empire et à être touché par des individus totalement différents de lui. Les anarchistes qui vont croiser sa route sont eux aussi bouleversants d’humanité, chacun d’une façon très différente. L’autrice se garde toutefois bien d’un traitement manichéen qui opposerait les bons et gentils anarchistes aux méchants boroliens, même si, bien sûr, la répression subie par Hron et l’invasion de leur territoire rappelle le sort réservé aux populations colonisées et aux opposants politiques partout dans le monde, ce que ne peut que rendre les individus défendant cette cause plus sympathiques. Tout est bien plus complexe, et par conséquent plus intéressant que ça puisque tous n’ont pas la même vision de ce que devrait être Hron et de la façon dont ses habitants devraient s’organiser. Il n’est pas non plus question pour Margaret Killjoy de gommer les difficultés auxquelles peuvent être confrontés les personnages, ni de passer sous silence leurs failles, leurs contradictions, voire leurs manquements. Difficile, enfin, de ne pas se sentir touchés par la joie et l’amour qui animent celles et ceux défendant la cause de Hron et qui, comme l’explique très justement Patrick Dewdney dans sa préface, permet de mieux cerner « comment on peut donner sa vie, très librement, très facilement, pour une idée. » Et celui-ci de poursuivre : « Ça n’a rien à voir avec le nihilisme du « Viva muerte » fasciste. Il ne s’agit pas d’une question de vie ou de mort. Il s’agit seulement d’amour. » Voilà qui résume merveilleusement bien le propos de cet ouvrage.

Avec « Un pays de fantômes » Margaret Killjoy met en scène une utopie fondée sur l’anarchisme, s’extrayant ainsi d’un cadre politique habituellement peu questionné en fantasy et proposant une alternative qui n’a rien ici de déraisonnable ou d’irréaliste. Porté par des personnages touchants et une intrigue bien construite, l’ouvrage se lit à une vitesse folle et s’inscrit indéniablement parmi les romans de fantasy les plus inspirants et les plus émouvants qu’il m’a été donnée de lire ces dernières années.

Autres critiques : Brize (Sur mes brizées) ; Les chroniques du Chroniqueur ; Le nocher des livres

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

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