Fantasy

Le chant des déesses, tome 2 : Le palais d’Ulysse

Titre : Le palais d’Ulysse
Cycle/Série : Le chant des déesses, tome 2
Auteur/Autrice : Claire North
Éditeur : Hauteville
Date de publication : 2024 (avril)

Synopsis : Le roi Ulysse est parti il y a de nombreuses années en guerre contre Troie, emmenant tous les hommes en âge de combattre de l’île d’Ithaque. En son absence, Pénélope use de toute sa ruse pour maintenir la paix, mais celle-ci est ébranlée par l’arrivée d’Oreste, roi de Mycènes, puis de Ménélas, roi de Sparte. Ce dernier convoite le trône d’Oreste et s’il parvient à s’en emparer, personne ne sera à l’abri de ses violents caprices. Coincée entre Mycènes et Sparte, Pénélope doit protéger Ithaque de deux rois fous et belliqueux. Ses seules alliées sont Électre, prête à tout pour protéger son frère, et Hélène de Troie, l’épouse de Ménélas. Chacune de ces femmes possède un secret qui façonnera le monde.

Maintenant, Ménélas s’immobilise.
Maintenant, Ménélas regarde Pénélope.
Il la regarde, il la voit, la comprend. Il n’a jamais vraiment su quoi faire avec les femmes. Il y a les putains pour baiser, les épouses pour les histoires d’alliances, les filles que l’on vend au plus offrant. Parfois, certaines femmes qui ont traversé sa vie ont tenté de manifester une nature au-delà de leur fonction. Hermione a hurlé lorsqu’il lui a dit qu’elle allait épouser le morveux d’Achille au lieu d’Oreste. Hélène l’a trahi, mais c’était une catin, il fallait s’y attendre. Electre résistera sans doute elle aussi. Pénélope en revanche… Il l’a toujours soupçonnée d’avoir quelque chose de plus, une altérite rampante et inquiétante qui défie la catégorisation habituelle des femmes.
Maintenant, il le sait.
Il regarde Pénélope et voit le visage de son ennemie.
Et il sourit.
-Voilà, ma sœur, souffle-t-il. Te voilà.

Pénélope VS Ménélas

Comme de nombreuses autrices aujourd’hui, Claire North a décidé de s’attaquer à la question de la place des femmes dans la mythologie, et notamment à l’invisibilisation et à la passivité dont la plupart sont victimes. Parmi elles, Pénélope, reine d’Ithaque, que les récits présentent systématiquement comme la veuve éplorée résistant vaillamment aux assauts de prétendants avides de pouvoir désireux de prendre la place d’Ulysse sur le trône et dans le lit de sa femme. Bref, le parfait symbole de la fidélité, de l’humilité et de la probité. Certaines déesses, bien que davantage sur le devant de la scène, ne subissent pas un sort beaucoup plus enviable. C’est notamment le cas d’Héra, sans cesse bafouée par son divin mari et présentée comme une acariâtre rancunière au pouvoir inutile, mais aussi d’Aphrodite et volontiers dépeinte en divinité stupide et frivole. Après la déesse du mariage, c’est donc tout naturellement celle de l’amour qui adopte ici la posture de narratrice et qui va être chargée de raconter la suite de l’histoire de Pénélope. Une Pénélope en apparence fidèle au mythe mais qui, dès lors qu’on creuse un peu plus profondément, se révèle plus complexe et surtout plus puissante qu’on ne pouvait le croire. Après un premier tome captivant, Claire North continue de nous enthousiasmer avec une suite peut-être même un léger cran au dessus du précédent. On y retrouve la reine d’Ithaque dans la même situation qu’au départ, à savoir cernée par les prétendants qui pillent les ressources de son île et ne la voient que comme un outil pour accéder au trône. Ce qui a changé, en revanche, c’est l’équilibre des forces dans le monde grec. En effet, après l’assassinat d’Agamemnon par Clytemnestre, puis la mort de cette dernière de la main de son fils Oreste, c’est désormais à ce dernier que revient le titre de roi des rois. Seulement Ménélas est bien décidé à usurper le trône, ce qui ne manquerait pas de déséquilibrer totalement les équilibres en Méditerranée, et ferait même courir le risque à Ithaque d’être annexé par Sparte. Bien décidée à empêcher une guerre entre Grecs et à protéger son île, Pénélope va toutefois devoir se montrer plus prudente que jamais puisqu’Ithaque accueille désormais le duo Oreste-Electre, mais aussi Ménélas et Hélène, fraîchement débarqués.

Un page-turner efficace

Là où le premier tome pouvait se montrer plus lent, tous les fils de l’intrigue ne se mettant en place que progressivement et l’autrice devant passer par l’inévitable phase d’exposition, « Le palais d’Ulysse » se révèle beaucoup plus nerveux. L’heure est grave, et il n’est désormais plus question de tourner autour du pot. La souveraine se montre plus directe, se soucie moins des apparences et nous dévoile ainsi toute l’étendue de son intelligence et de son sens politique. Car s’il était avant tout question de politique locale dans le premier tome, ici les enjeux sont bien plus élevés, et c’est désormais le sort de plusieurs royaumes grecs qui reposent entre les mains de Pénélope. On se passionne très vite pour cette lutte de pouvoir qui ne se joue qu’en coulisse puisque, les apparences devant être préservées, il est important que les Atrides présentent un front uni et que Ménélas n’apparaissent ni comme un usurpateur, ni comme le meurtrier des enfants de son frère. Ces non-dits permanents participent à créer et entretenir une tension permanente qui garde le lecteur en alerte et se manifeste notamment via les dialogues. Des dialogues pleins de sous-entendus qui prennent souvent l’allure de joutes verbales où chaque interlocuteur tente de cerner l’autre et de comprendre ce qu’il sait ou ne sait pas. Certaines scènes s’avèrent vraiment marquantes, rivalisant même avec celle, pourtant déjà particulièrement puissante, de la mort de Clytemnestre, à commencer par les confrontations entre Pénélope et Ménélas (la dernière notamment, est tellement jouissive qu’elle me restera longtemps en tête comme un formidable exemple d’empowerment). Pour porter tout cela, il fallait des personnages solides, et toutes sont convaincantes dans leur rôle. Pénélope, bien sûr, dont on découvre une autre facette ici et qu’on prend toujours autant de plaisir à suivre, mais aussi celles qui portent le titre de servantes (et assurent plutôt la fonction d’espionne), ou encore les femmes de pouvoir qu’elle est amenée à côtoyer, à savoir la terrible Electre et la célèbre Hélène.

Mon frère, m’entendez-vous ? Je veux que vous écoutiez très attentivement, qu’il n’y ait pas de place pour le doute. Je peux vous atteindre n’importe où. Vous comprenez ? Vous n’avez peut-être pas peur de mes femmes avec leurs arcs, mais les autres, celles qui vous apportent de l’eau, celles qui nettoient vos vêtements, celles que vous baisez, celles que vous frappez, celles que vous ne remarquez même pas du coin de l’œil, elles sont partout. Nous sommes partout.

La mythologie (re)vue sous l’angle du féminisme

Avec la subtilité qui la caractérise, Claire North nous brosse un portrait formidablement complexe et novateur du personnage d’Hélène, elle aussi cantonnée dans les mythes à une passivité totale, et pourtant paradoxalement présentée comme la principale responsable du massacre de tant de héros. Là encore, l’autrice joue avec le mythe originel, nous présentant en apparence une jeune femme narcissique et superficielle, mais il ne s’agit encore une fois que d’un leurre. En grattant sur la surface, on découvre là aussi une femme puissante, mais d’une manière totalement différente, chacune des quatre grandes reines mises en avant ayant opté pour un chemin d’émancipation différent. Par le biais de ces héroïnes en apparence vulnérables mais incroyablement résilientes et pleines de ressources, l’autrice interroge à nouveau la place des femmes dans la mythologie grecque. Outre leur invisibilisation et leur objectivation, elle souligne également la violence insoutenable, sur laquelle les mythes ne s’appesantissent jamais mais qui n’est pour autant jamais cachée, dont sont victimes les femmes. Violences conjugales, viols, féminicides, incestes, emprises… : ces mots nous les connaissons et sommes capables de les appliquer à une réalité contemporaine, mais il apparaît clair à la lecture du roman que la sympathique petite mythologie pour laquelle on pouvait se passionner enfant met en scène et glorifie des violences sexistes que l’on n’a jamais vraiment pris la peine de questionner. Le fait que le récit soit narré à la première personne, et que la narratrice en question soit une déesse omnisciente, permet à la fois de prendre du recul et de mesurer l’ampleur du phénomène, mais aussi d’inverser la tendance en redonnant une place de sujet aux femmes, tout en mettant en lumière les rapports de domination auxquelles elles ne peuvent que rarement s’échapper, si ce n’est par une transgression radicale et irréversible.

Deuxième tome de la trilogie « Le chant des déesses », « Le palais d’Ulysse » continue de nous narrer l’histoire de Pénélope et de toutes celles, reines, déesses ou simples servantes, que les mythes ont invisibilisé ou réduites à de simples trophées. Pour la qualité de l’analyse et de la réappropriation féministe proposée, pour la qualité des personnages et celle de l’intrigue, pour le plaisir de lire des dialogues vifs et pleins d’esprit, pour toutes ces raisons, « Le chant des déesses » est une œuvre à côté de laquelle il serait dommage de passer et qui dépoussière avec efficacité des mythes grecs qu’il était enfin temps qu’on se réapproprie.

Voir aussi : Tome 1 ; Tome 3

Autres critiques :  ?

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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