Eurydice déchaînée
Titre : Eurydice déchaînée
Auteur : Melchior Ascaride
Éditeur : Les Moutons Electriques
Date de publication : 2021
Synopsis : Orphée n’a pas pu ramener Eurydice des Enfers. Ou n’a-t-il pas voulu ? Trahie par son époux, abandonnée à la merci d’Hadès et aux ténèbres du sous-monde, la dryade n’a plus qu’une idée en tête : se venger. Défiant monstres et dieux, Eurydice débute une odyssée dans l’au-delà afin d’accomplir ce qu’aucun mortel n’a jamais réussi, s’échapper du séjour des morts.
Car c’est là le sort des femmes de Grèce, n’est-ce pas ? Vivre en silence, mourir en silence et attendre, docile et muette, d’un jour naître à nouveau pour que tout recommence.
De victime tragique à résistante pleine de fougue
Ariane abandonnée par Thésée après lui avoir sauvé la vie. Mégara tuée par Héraclès lors d’un accès de folie. Les Danaïdes condamnées aux Enfers pour ne s’être pas laissées assassiner passivement par leurs époux et cousins. Méduse métamorphosée en monstre pour avoir été violée par Poséidon… La mythologie grecque regorge de femmes bafouées et violentées, souvent punies pour des crimes qu’elles n’ont pas commis ou pour avoir simplement refusé de se soumettre au sort atroce qu’on leur réservait. Eurydice s’inscrit dans la lignée de ces héroïnes tragiques réduites au rôle de victime. Tentant de fuir Aristée qui la poursuit de ses assiduités, la dryade se fait mordre par un serpent et décède le jour même de ses noces avec le musicien Orphée. Dévasté par le chagrin, celui-ci entreprend alors de descendre aux Enfers afin de récupérer sa promise. Charmés par sa musique, les gardiens des lieux le laissent un à un passer et un accord finit par être conclu avec Hadès : le dieu des morts laissera partir Eurydice si Orphée parvient à la mener à la sortie sans jamais lui jeter un regard avant d’avoir atteint la lumière. Une formalité, aisément applicable. Et pourtant, au dernier moment, le musicien ne résistera pas à jeter un coup d’œil à sa bien-aimée, dès lors de nouveau condamnée aux Enfers et à l’oubli, pour toujours. Les interprétations sont légions afin de tenter d’expliquer le geste d’Orphée, mais la grande majorité s’accordent sur deux choses : l’amour profond porté par le musicien à son épouse, et le caractère involontaire de son acte. Deux interprétations que Melchior Ascaride choisit de rejeter dans ce petit roman graphique qui fait suite à deux autres ouvrages du même type parus en 2017 (« Tout au milieu du monde ») et 2019 (« Ce qui vient la nuit »). Loin de l’épouse éplorée dépeinte par le mythe, l’Eurydice mise en scène ici a tout de la battante et est bien décidée à se venger. Car la décision d’Orphée n’a rien d’un hasard : il était bien dans son intention d’abandonner la dryade aux Enfers, le seul objectif de sa descente résidant dans la gloire assurée qu’elle lui permettrait d’obtenir ! Résolue à échapper à son destin et à punir l’hypocrite, Eurydice se lance alors dans une quête impossible pour quitter sa prison infernale.
Mythologie grecque, misogynie et féminisme
L’ouvrage reprend les mêmes codes que les deux autres précédemment cités : le texte est relativement court (une novella) et est accompagné d’illustrations qui tour à tour complètent ou soulignent l’intrigue. Contrairement aux précédentes œuvres, en revanche, Melchior Ascaride est cette fois seul aux commandes (quand il était accompagné de Julien Bétan et Mathieu Rivero), mais le résultat est globalement du même acabit, à savoir plutôt positif. L’initiative de l’auteur de faire la lumière sur le caractère clairement misogyne de quantité de mythes et histoires dont on nous a abreuvé plus jeune sans pour autant les questionner est louable et s’inscrit évidemment dans le contexte actuel de libération de la parole féminine et de déconstruction d’un certain nombre de pratiques et modes de pensée. Sur sa route, Eurydice croisera d’autres figures féminines n’ayant pas été épargnées et souhaitant s’émanciper du rôle qu’on leur a injustement attribué. Un vent de fraîcheur qui permet de dépoussiérer des mythes qui paraissent aujourd’hui un peu trop surannés. Que les amateurs de mythologie grecque se rassurent, l’ouvrage lui rend malgré tout hommage en mettant en scène quantité de personnages ou figures emblématiques, qu’il s’agisse des habitants originels des Enfers chargés d’épauler Hadès dans son quotidien (le passeur Charon, le démon Eurynomos, Perséphone…) ou des héros ou héroïnes malheureux que la tragédie a précipité dans ces lieux infernaux (Thésée, Tirésias, les Danaïdes…). Parmi les bémols on peut mentionner la plume de l’auteur qui est sans doute un peu trop ampoulée, notamment dans la première moitié. Les sempiternelles imprécations d’Eurydice à l’encontre de son époux, des gardiens des Enfers et des dieux finissent notamment par devenir lassantes car répétitives. De même, on peut regretter un début un peu monotone, l’intrigue se réduisant à des rencontres entre une héroïne enragée et des personnages ou créatures moqueuses sans que rien de bien notable ne se passe. La seconde partie se fait heureusement plus palpitante et permet de mettre en lumière, au-delà du simple cas d’Eurydice, la misogynie criante des mythes évoqués. Les illustrations, elles, sont à l’image de ce que fait d’ordinaire Melchior Ascaride, épurées, et c’est cette simplicité qui leur donne justement leur charme. Après le rouge et le jaune, c’est ici le bleu qui prédomine, avec, cette fois, des personnages représentés avec plus de détails que les simples silhouettes auxquelles l’artiste nous avait jusqu’à présent habitué.
« Eurydice déchaînée » est un roman graphique intéressant qui permet de questionner la place des femmes dans la mythologie grecque et l’injustice dont ses grandes figures féminines sont victimes. En dépit de quelques maladresses dans l’écriture et d’un démarrage un peu poussif, l’ouvrage veut le coup d’œil et propose une réinterprétation moderne et féministe de l’une des histories les plus tragiques de la mythologie grecque.
Voir aussi : Tout au milieu du monde ; Ce qui vient la nuit
Autres critiques : Les Chroniques du Chroniqueur
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