Essai

Une histoire populaire de la France

Titre : Une histoire populaire de la France
Auteur : Gérard Noiriel
Éditeur : Agone
Date de publication : 2017

Synopsis : « En 1841, dans son discours de réception à l’Académie française, Victor Hugo avait évoqué la populace pour désigner le peuple des quartiers pauvres de Paris. Vinçard ayant vigoureusement protesté dans un article de La Ruche populaire, Hugo fut très embarrassé. Il prit conscience à ce moment-là qu’il avait des lecteurs dans les milieux populaires et que ceux-ci se sentaient humiliés par son vocabulaire dévalorisant. Progressivement le mot ?misérable?, qu’il utilisait au début de ses romans pour décrire les criminels, changea de sens et désigna le petit peuple des malheureux. Le même glissement de sens se retrouve dans Les Mystères de Paris d’Eugène Sue. Grâce au courrier volumineux que lui adressèrent ses lecteurs des classes populaires, Eugène Sue découvrit les réalités du monde social qu’il évoquait dans son roman. L’ancien légitimiste se transforma ainsi en porte-parole des milieux populaires. Le petit peuple de Paris cessa alors d’être décrit comme une race pour devenir une classe sociale. »

 

 A chaque fois, les élites en lutte contre le pouvoir de l’état encouragèrent « ceux d’en bas » à se révolter car ils avaient besoin de cette violence de masse pour triompher des forces royales. Mais dès que cette violence se déchaîna, ils furent contraints, pour sauver leurs propres privilèges, de se soumettre à la loi du monarque en implorant sa protection, contribuant bien souvent à massacrer eux-mêmes ce peuple qu’ils avaient mobilisé.

Grand historien spécialiste de l’histoire de la classe ouvrière et pionnier de l’histoire de l’immigration en France, Gérard Noiriel a publié tout au long de sa carrière une quantité impressionnante de travaux. En 2018, il s’inspire de l’œuvre d’Howard Zinn sur les États-Unis (adapté en BD sous le même titre : « Une histoire populaire de l’empire américain ») et décide de proposer à son tour une « histoire populaire » de la France, de la Guerre de Cent ans à nos jours. Un travail colossal, qui vise à mettre en lumière non pas le point de vue exclusif des dominés ou des dominants, mais plutôt de proposer une analyse de la domination et de la manière dont s’articulent et se mettent en place les relations de pouvoir qui lient les hommes entre eux. Le résultat est un ouvrage de près de huit cent pages d’une densité et d’une richesse incroyables qui apporte un contre-point bienvenu à l’histoire réactionnaire qui a actuellement le vent en poupe, notamment dans les médias. Ici, il n’est pas question d’étudier l’histoire de France par le biais de tel souverain ou tel grand homme politique. Non, ce qui intéresse Gérard Noiriel, c’est le peuple où, pour être plus précis, les classes populaires. L’ouvrage se décline en une quinzaine de chapitres, chacun consacré à une période bien précise, dans lesquels l’auteur détaille les spécificités des classes populaires de l’époque : comment vivent-elles ? Quelles sont ses interactions avec le pouvoir en place ? Quel est son degré d’implication dans la vie publique ?…

L’auteur revisite ainsi toute l’histoire de France qu’il choisit de débuter à la fin de la Guerre de Cent Ans, époque à laquelle l’État royal parvient véritablement à s’imposer. De la même manière, c’est seulement à partir de ce moment qu’on peut parler véritablement de « peuple français », en tant qu’ensemble d’individus liés entre eux par leur dépendance au même pouvoir souverain. Noiriel étudie ainsi dans un premier temps le glissement du féodalisme vers une dépendance collective au pouvoir royal en nous exposant la manière dont cet état souverain s’est construit, ainsi que les conséquences que cela a eu sur les classes populaires. C’est par ce prisme que l’on revisite les Guerres de religions (où l’on découvre que les arguments religieux furent en fait bien souvent des prétextes pour justifier des intérêts sociaux), les règnes de Louis XIII et Louis XIV (où on réalise que la grandeur d’un état ne fait pas nécessairement le bonheur de son peuple), puis ceux de Louis XV et Louis XVI (qui virent l’essor du capitalisme marchand et la perfectibilité des moyens de contrôle et d’identification des « marginaux »). L’auteur consacre également un chapitre à l’empire colonial français, ce qui lui permet d’aborder la mise en place du système esclavagiste ainsi que la progressive « racialisation » du droit colonial qu’il analyse comme étant avant tout un moyen de briser les solidarités de classes.

L’identification à distance a permis à ceux qui détiennent le pouvoir de commandement d’agir sur des personnes de plus en plus éloignées en tirant sur une longue chaîne construite à l’aide de moyens matériels (les papiers et la monnaie) et actionnée grâce à un nombre croissant d’agents chargés d’appliquer les décisions prises par « ceux d’en haut ».

Il faut attendre la fin du XVIIIe et la Révolution française pour que les classes populaires parviennent enfin à véritablement s’imposer sur la scène politique française. Et encore, que de résistances à accorder ne serait-ce qu’un minimum de pouvoir au peuple ! Très vite, la démocratie balbutiante qui se met en place vacille, car elle repose sur deux conceptions contradictoires de la citoyenneté : d’un côté la délégation de pouvoir à des représentants, de l’autre l’implication directe des citoyens défendues notamment par les sans-culottes. C’est évidemment la première conception qui prend le pas sur la seconde qui ne cesse d’être discréditée, et ce dès la fin de la Révolution. Suivront plusieurs autres régimes sur lesquels l’auteur s’attarde plus ou moins longuement (Consulat, Premier Empire, Restauration, Second Empire…), avant que la république ne soit de nouveau proclamée. Noiriel focalise ensuite son étude sur la progressive structuration de la classe ouvrière (qui compose alors la grande majorité des classes populaires) et sur la répression à laquelle elle fut alors confrontée de la part du pouvoir républicain. En filigrane, on suit les grands moments de l’histoire de France : la Commune de Paris, l’affaire Dreyfus, la Première Guerre mondiale, la crise des années 1930, la parenthèse du Front populaire, la fin de la IIIe République, le régime de Vichy…

La conception républicaine de l’opinion publique a conforté « la liberté de dire », tout en confirmant « l’interdiction de faire ». La pratique électorale confirme rapidement la contradiction majeure du système démocratique entre l’égalité juridique des citoyens et leur inégalité sociale

Avec la Libération, et grâce l’instauration d’un rapport de force favorable aux classes populaires, on assiste au milieu du XXe à la conquête d’un certain nombre de droits dont nous bénéficions toujours aujourd’hui (mais plus pour longtemps si nous continuons bêtement à nous laisser faire…), et ce malgré les nombreuses tentatives de détricotage de l’état social entrepris par le pouvoir dès 1947. Avec l’instauration de la sécurité sociale, les classes populaires voient pour la première fois de leur histoire reculer l’insécurité qui était depuis toujours leur lot quotidien et bénéficient enfin d’un filet de sécurité. Après cette conquête des droits, qui a été une des caractéristiques majeures de la décennie d’après guerre, c’est l’accès à la consommation qui devient celle des années 60, puis l’entrée dans la mondialisation à partir des années 80. Aujourd’hui, le libéralisme a triomphé et les luttes sociales menées par les classes populaires sont désormais totalement marginalisées sur la scène publique (par les médias comme les partis) au profit des questions sécuritaires. Noiriel termine son analyse par une conclusion de quelques pages consacrées au programme et à la première année du quinquennat d’Emmanuel Macron. L’occasion de se rendre compte que, en dépit d’un discours de rupture, le président actuel s’inscrit au contraire dans une longue lignée d’hommes politiques dont les arguments et le vocabulaire remontent aux XXe, voire XIXe siècle.

Les classes dominantes ne renoncent à leurs privilèges que lorsque le rapport de force les contraint à ces concessions. Croire que l’on pourrait avancer sur le chemin de l’égalité économique et sociale par la bonne volonté et la discussion entre citoyens raisonnables œuvrant au bien commun [relève] du « romantisme juvénile ».

Cette « Histoire populaire de la France » est un ouvrage de synthèse passionnant qui réunit une masse de documentation absolument colossale et nous permet de découvrir l’histoire de France, non pas à travers le parcours des « grands » de ce monde, mais à travers celui des classes populaires. Le voyage est captivant et permet de mieux comprendre l’évolution de notre pays, que ce soit sur le plan politique, économique ou social. Au terme de cette lecture, on pourrait être tenté de se sentir découragé face aux défaites innombrables infligées tout au long de notre histoire à cette classe qui représente pourtant la majorité de la population. Ce serait toutefois faire abstraction des nombreuses victoires qu’elle a aussi remporté afin de se faire entendre et de faire en sorte que les intérêts d’une minorité ne priment pas sur ceux de la majorité. « Même lorsqu’il est vaincu, le peuple influe toujours sur le cours de l’histoire parce qu’il n’est jamais possible d’effacer complètement la trace de ses combats » : l’ouvrage de Gérard Noiriel l’illustre parfaitement.

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

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