Fiction historique

Les invaincues

Titre : Les invaincues
Autrice : Natalie Haynes
Éditeur : Michel Lafon / J’ai lu
Date de publication : 2023 / 2024

Synopsis : Troie est tombée. Par-delà le ciel et les océans, la guerre aura détruit la vie de toutes les femmes. Les Troyennes dont le sort repose entre les mains des guerriers grecs. Telle Andromaque qui, de princesse, devient butin de guerre. La belle Hélène, tenue responsable de ce conflit Pénélope, condamnée à attendre le retour d’Ulysse. Clytemnestre, maudissant Agamemnon pour avoir sacrifié leur fille Iphigénie contre des vents favorables. Sans oublier les trois déesses Héra, Athéna et Aphrodite, dont la vanité a plongé le monde dans le chaos.

On peut raconter un conflit de tant de façons différentes. On peut le résumer par un seul incident. La colère d’un homme face au comportement d’un autre, par exemple. On pourrait distiller dix ans de cette seule anecdote. Mais cette guerre appartient aux femmes autant qu’aux hommes, et il faudra bien que le poète raconte leur souffrance, la souffrance des femmes évincées du récit, victimes, esclaves ou rescapées des hommes. Elles attendent leur tour depuis bien assez longtemps.

Les femmes de « L’Iliade »

L’histoire a été écrite par les vainqueurs, on le sait. On prend en revanche moins la peine de préciser qu’elle a aussi et surtout été écrite par les hommes. C’est notable par exemple dans la mythologie grecque où les femmes sont sans arrêt cantonnées aux mêmes rôles et en permanence invisibilisées. Partant de ce constat, de nombreuses autrices entreprennent aujourd’hui de se réapproprier cette matière littéraire en mettant l’accent sur les personnages féminins et en dénonçant les biais sexistes de ces histoires connues de tous et pourtant assez peu questionnées. C’est ce qu’a par exemple fait Claire North avec son excellente trilogie « Le chant des déesses » qui met en scène une Pénélope d’Ithaque bien loin du portrait fade et sage brossé par Homère dans « L’Odyssée ». C’est aussi le cas de Martine Desjardin avec son « Méduse » (personnage emblématique de cette relecture féministe puisque punie car… violée), ou encore de Melchior Ascaride qui revisite dans « Eurydice déchaînée » le mythe d’Orphée. Avec « Les invaincues », Natalie Haynes, dont il s’agit du premier ouvrage publié en français, vient à son tour apporter sa pierre à l’édifice puisqu’elle y relate la guerre de Troie du point de vue des femmes. Parmi elles, une seule, la muse Calliope, intervient de temps à autre en tant que narratrice puisque c’est elle qui souffle à un poète en quête d’inspiration toutes ces bribes histoires bien éloignées du récit traditionnel de « L’Iliade ». Alors qui sont-elles, ces femmes ? Elles sont près d’une vingtaine à défiler ici, certaines le temps d’un chapitre seulement, d’autres plus longtemps, et toutes ont évidemment des expériences différentes du conflit. La plupart sont néanmoins Troyennes, et, compte tenu de la manière dont s’est terminée la guerre, on devine rapidement que peu d’entre elles auront la chance d’une fin heureuse. Parmi les plus célèbres, on retrouve évidemment des divinités comme la belle Aphrodite, déesse de l’amour, ou encore Eris, celle de la discorde, mais aussi Héra, Thémis, Gaïa, et bien d’autres. En ce qui concerne les humaines, on connaît toutes Hélène, Iphigénie, Andromaque, Hécube, Cassandre ou encore Pénélope, mais les noms de Chryséis, Polyxène, Briséis ou encore Penthésilée vous seront peut-être moins familiers. Si l’on a principalement retenu de la guerre de Troie le duel épique entre Achille et Hector, la ruse d’Ulysse pour pénétrer dans la cité ou encore les affrontements spectaculaires entre les armées ennemies, les femmes sont pourtant bien présentes et certaines ont même joué un rôle déterminant dans le conflit.

Impossible pour le mari de Laodamie de revenir sur sa parole. Si bien qu’après la disparition de l’épouse de Ménélas avec le prince de Troie, Protésilas reçut l’ordre de se joindre aux autres Achéens, et de se lancer dans la guerre qui ramènerait Hélène à bon port. Parce que le roi de Sparte avait perdu sa reine, une centaine de reines perdirent leur roi.

De beaux portraits

L’autrice revisite ici tous les grands moments de « L’Iliade », des plus célèbres à ceux ayant été injustement mis de coté lorsque l’œuvre s’est popularisée. On prend beaucoup de plaisir à suivre toutes ces femmes au profil et au parcours très différents qui partagent néanmoins pour beaucoup la même frustration de se voir invisibilisées et réduites à l’impuissance. Certains portraits sont émouvants, comme celui de la nymphe Oenone, première épouse de Paris cruellement délaissée lorsqu’il s’éprit d’Hélène, ou encore celui de Laodamie, épouse épleurée incapable de retenir son mari qu’elle sait pourtant condamné, sans oublier celui de l’infortunée Iphigénie, sacrifiée par son père Agamemnon pour lui permettre de lever les voiles vers Troie. Si de nombreuses héroïnes mises en scène ici suscitent surtout la compassion, il en est d’autres qui, bien que moins sympathiques, se révèlent pourtant plus attachantes car plus combatives. Ce sont elles qui vont porter un véritable regard critique sur la guerre, pointant du doigt et les erreurs commises par les hommes, et l’invisibilisation ou l’instrumentalisation dont elles ont été victimes. Parmi elles, deux sont habitées d’une telle colère et dotées d’une telle force de caractère que leurs chapitres brillent d’une intensité un peu plus forte que celle des autres. La première c’est Hécube, reine de Troie, que l’on découvre une fois la cité tombée et qui doit encore endurer la perte de ses filles après celle de ses fils, sans que les deuils successifs n’ait entamé sa rage et sa détermination. La seconde, c’est bien sûr Clytemnestre, femme d’Agamemnon, jamais remise de la mort de sa fille de la main de son mari, et célèbre pour avoir exercé le pouvoir en son absence avant de l’assassiner à son retour. Bien que l’essentiel des histoires relatées dans le roman soient connues des amateurices de mythologie, il est toutefois difficile de s’ennuyer tant le changement de regard incite à repenser ces événements de manière totalement différente. Il en va de même pour les héros de la guerre de Troie qui, présentés du point de vue de femmes qu’ils ont parfois violentées ou violées, perdent une grande parte de leur charme.

Oenone est-elle moins honorable que Ménélas ? Parce qu’il a perdu sa femme, il bat le rappel d’une armée pour qu’on la lui ramène. D’innombrables vies perdues dans cette guerre qui aura fait d’innombrables veuves, orphelins et esclaves. Oenone perd son mari, et élève seul leur enfant. Lequel des deux est le plus héroïque ?

Femmes et mères en temps de guerre

Car évidemment, en temps de guerre, les femmes sont essentiellement considérées comme un butin comme un autre. Il en résulte des scènes difficiles, même si les viols ne sont évoqués que rapidement et jamais dépeints spécifiquement. Il ne s’agit toutefois pas là de la seule violence à laquelle ces femmes sont condamnées, la plupart d’entre elles exerçant le rôle de mère dans un contexte de conflit particulièrement sanglant. Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, ce sont donc moins les violences physiques mais les violences psychologiques qui se révèlent les plus difficiles à encaisser ici (la séparation d’Andromaque et de son fils, par exemple, est très rude à encaisser). Le seul reproche que j’aurais à formuler concernant le roman concerne la vision donnée des divinités qui, pour le coup, ne font l’objet d’aucun véritable recul et demeurent fidèles à l’image stéréotypée que les différents mythes grecs donnent d’elles. C’est là que l’on voit que la réflexion féministe amorcée par l’ouvrage reste, à mon sens, un peu trop superficielle comparée à celle fournie par exemple par Claire North dans « Le chant des déesses » qui y réalise un gros travail de réinterprétation (c’est flagrant notamment en ce qui concerne le personnage d’Aphrodite, ce qui donne à la scène du choix du Pâris une toute autre intensité et un tout autre message que celui d’une simple rivalité entre femmes). On prend néanmoins beaucoup de plaisir à suivre ces tranches de vie, et surtout à voir cette histoire centrée jusqu’ici exclusivement sur des hommes et leurs exploits guerriers, prendre enfin un tournant plus inclusif, et donc plus réaliste. Certes, très peu de ces femmes finissent bien étant donné le contexte (et le sort réservé à certaines se révèlent tragiques au possible), pourtant, on ne peut s’empêcher de se départir d’un sentiment presque de soulagement de voir cette souffrance jusqu’ici rejetée en arrière plan être enfin exprimée et montrée, y compris lorsqu’elle est insoutenable. La plume de Natalie Haynes y est pour beaucoup, l’autrice optant ici pour une écriture fluide, de temps à autre rehaussée de passages plus lyriques ou plus incisifs du plus bel effet.

Natalie Haynes signe avec « Les Invaincues » un roman reprenant les principaux épisodes de « L’Iliade » qui sont cependant relatés (pour une fois) du point de vue des femmes. Hécube, Clytemnestre, Laodamie, Oenone, Cassandre, Iphégénie, Polyxène… : toutes, célèbres ou anonymes, ont une histoire à raconter, et l’entremêlement de leurs récits forment une trame bien différente de celle d’Homère. En pointant du doigt l’invisibilisation des femmes dans la mythologie en général, et dans cet épisode en particulier, l’autrice nous livre une réappropriation féministe très réussie et rend hommage à de beaux personnages de femmes dont les souffrances ont été injustement passées sous silence.

Autres critiques :  ?

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.