Fiction historique

Underground Railroad

Titre : Underground Railroad
Auteur : Colson Whitehead
Éditeur : Albin Michel / Le livre de poche
Date de publication : 2016 / 2019

Synopsis : Cora, seize ans, est esclave sur une plantation de coton dans la Géorgie d’avant la guerre de Sécession. Abandonnée par sa mère lorsqu’elle était enfant, elle survit tant bien que mal à la violence de sa condition. Lorsque Caesar, un esclave récemment arrivé de Virginie, lui propose de s’enfuir, elle accepte et tente, au péril de sa vie, de gagner avec lui les États libres du Nord.
De la Caroline du Sud à l’Indiana en passant par le Tennessee, Cora va vivre une incroyable odyssée. Traquée comme une bête par un impitoyable chasseur d’esclaves qui l’oblige à fuir, sans cesse, le « misérable cœur palpitant » des villes, elle fera tout pour conquérir sa liberté.

La première fois que Caesare proposa à Cora de s’enfuir vers le Nord, elle dit non. C’était sa grand-mère qui parlait à travers elle. (…) Trois semaines plus tard, elle dit oui. Cette fois, c’était la voix de sa mère.

L’Amérique sans fard

États-Unis. XIXe siècle. Cora est une adolescente qui travaille comme esclave dans une plantation de coton géorgienne. Le pays est alors en quelque sorte coupé en deux, entre les états libres du Nord, dans lesquels les populations originaires d’Afrique peuvent espérer jouir d’une certaine liberté, quoique imparfaite, et ceux du sud dans lesquels les Noirs ne connaissent que la servitude. Les conditions de vie dans la plantation sont terribles, le travail rude, et les maîtres intraitables. La mortalité y est donc élevée, et les tentatives d’évasion des quelques esclaves ayant caressé l’espoir de la liberté se terminent généralement toutes de la plus sanglante des manières. Une esclave, une seule, a pourtant réussi il y a quelques années à quitter la plantation et ne jamais y revenir : Mabel, la mère de Cora. Alors lorsque Caesare, un jeune homme nouvellement arrivé, lui propose de fuir avec lui, la jeune fille se décide à suivre son exemple. Tous deux seront aidés dans leur périple par l’Underground railroad, un réseau d’entre-aide clandestin qui vise à faciliter l’évasion des esclaves du Sud vers les régions plus accueillantes du Nord. Le voyage de la jeune fille l’entraînera dans différents états, ce qui fournit à l’auteur l’occasion de mettre en scène les différents types de législation pris par chacun d’entre eux concernant les populations noires. Le roman dresse ainsi un portrait glaçant de l’Amérique du XIXe et revient ainsi sur l’une des facettes les plus sombres du Nouveau-Monde. A travers le parcours de Cora, Colson Whitehead tente de faire prendre conscience des mécanismes anciens qui favorisèrent un ancrage profond du racisme et de la croyance de la prétendue suprématie blanche en Amérique. On comprend aisément, une fois la dernière page refermée, les raisons pour lesquelles l’ouvrage fut récompensé par plusieurs prestigieux prix littéraires. Véritable uppercut, le roman choque par la violence et la souffrance qu’il exprime, mais aussi par la subtilité de la réflexion éminemment politique qu’il propose.

La fiction au service de l’histoire

La particularité du roman vient d’abord du choix de l’auteur de matérialiser cet Underground Railroad de manière plus tangible que la réalité, prenant ainsi ses distances avec le genre historique pur pour mieux illustrer son propos. Historiquement, ces routes clandestines empruntées par les esclaves en fuite ne sont pas clairement identifiables : il s’agit d’un succession de chemins plus ou moins sûr à un moment ou un autre, d’abris protégés ou de moyens de transport particuliers, mais pas de routes balisées servant exclusivement d’itinéraire de fuite. Or, dans le roman de Colson Whitehead, l’Underground railroad se transforme en un véritable chemin de fer sous-terrain, avec ses gares, ses wagons et ses tunnels accessibles uniquement pour les esclaves en cavale et leurs complices situés partout sur le territoire. L’idée est astucieuse, et permet à la fois de bien comprendre la manière dont le réseau fonctionnait, mais aussi de rendre plus tangible le formidable espoir qu’il représentait pour les populations noires du Sud. Il faut dire que le vocabulaire ferroviaire imaginé par les Noirs (nés libres ou anciens esclaves) et les Blancs sympathisants de la cause abolitionniste concernant le réseau a de quoi enflammer l’imagination. Gares, chefs de trains, stations, passagers… : les codes employés par le réseau originel sont ici ré exploités de façon littérale par l’auteur, ce qui donne lieu à des scènes marquantes car plus aisées à visualiser par le lecteur qu’une « simple » succession d’itinéraires en perpétuelle évolution. La fuite de Cora va nous permettre d’explorer les spécificités de ce réseau sous-terrain puisque la jeune fille va être amenée à continuer sa course en permanence, la politique menée envers les populations noires dans les états traversés ne lui permettant jamais de jouir pleinement de la liberté si désespérément recherchée. Aux effrayantes plantations de Géorgie succèdent ainsi les villes plus ouvertes de la Caroline du Sud qui font naître un formidable espoir (vite douché), puis les paysages apparemment paisibles de la Caroline du Nord qui cachent en réalité une violence tout aussi atroce que celle de la plantation, sans oublier l’Indiana où l’hostilité monte à mesure que la communauté noire grossit.

Le chemin de fer clandestin dépasse ceux qui le font fonctionner – c’est vous tous, aussi. Les petits tronçons, les grandes lignes. On a des locomotives derniers cris et des tortillards obsolètes. Ça va partout, vers les endroits qu’on connaît et ceux qu’on ne connaît pas.

Un récit violent et bouleversant

Le roman de Colson Whitehead est intelligemment construit, rythmé à la fois par des rebondissements dramatiques qui relancent en permanence l’intrigue, mais aussi par la façon dont s’articulent les changements de points de vue. L’essentiel du récit est mis en scène du point de vue de Cora, mais l’ouvrage intercale entre chaque changement d’état de sa protagoniste un focus de quelques pages sur un autre personnage. Les renseignements fournis au cours de ces passages nous permettent de mieux connaître celles et ceux qui gravitent dans le sillage de Cora, certains de façon très marginale et d’autres plus intimement. Ces minis portraits permettent de révéler ou d’accentuer certains aspects de la façon dont les Afro-Américains sont alors traités par une partie de la population et par la loi. On découvre ainsi le parcours du chasseur lancé à la poursuite de Cora, une sorte de mercenaire spécialisé dans la capture d’esclaves en fuite et dont la figure permet d’illustrer une réalité historique glaçante. On en apprend aussi davantage sur les ancêtres directs de la jeune fille (sa grand-mère et sa mère) ou encore les différentes personnes qu’elle a pu côtoyer lors de sa fuite et pour lesquels l’histoire s’est mal terminé, ce qui contribue à bouleverser encore davantage le lecteur. Par cet aspect seulement, la lecture du roman peut parfois s’avérer difficile dans la mesure où la dureté et la violence d’une grande partie des scènes peuvent provoquer un bouleversement tel que l’émotion se fait à certains moments trop forte. Le récit de Colson Whitehead permet en effet non seulement de prendre pleinement conscience de la violence incroyable subie par les populations noires, mais aussi de réaliser que les mécanismes qui permirent à ces atrocités d’être commises sont loin d’avoir disparus.

« Underground railroad » est un roman coup de poing bouleversant qui relate le parcours d’une esclave en fuite depuis les plantations du Sud des États-Unis jusqu’aux États supposément moins hostiles aux populations noires du Nord. Surfant parfois avec la science-fiction (dans la mesure où l’auteur matérialise ce fameux chemin de fer clandestin bien plus qu’il ne le fut historiquement), le roman dresse un portrait terrible de l’Amérique du XIXe et entreprend de mettre en lumière les ressorts qui permirent au racisme et à la croyance d’une prétendue suprématie blanche de s’implanter durablement. Les souffrances indicibles engendrées par l’esclavage sont ici abordées sans fard par Colson Whitehead qui rend ici un hommage remarquable à ces millions d’hommes, de femmes et d’enfants qui furent maintenus dans les fers. Un roman difficile mais aussi passionnant et, surtout, nécessaire.

Autres critiques :  ?

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

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