Fantasy

Les lions d’Al-Rassan

Titre : Les lions d’Al-Rassan
Auteur/Autrice : Guy Gavriel Kay
Éditeur : L’Atalante
Date de publication : 1999 / 2016

Synopsis :  L’empire d’Al-Rassan a fait de ses conquérants asharites, venus des sables du désert, un peuple d’artistes et de savants ; l’assassinat du dernier calife a entraîné son éclatement en cités-États rivales. Seul peut-être le roi Almalik de Cartada saura lui rendre sa puissance et son unité, avec le soutien du légendaire Ammar ibn Khairan, poète, diplomate et soldat. Car une autre menace pèse sur l’Al-Rassan, celle des royaumes jaddites du nord de la péninsule, divisés, certes, mais avides de reconquérir le pays dont ils s’estiment dépossédés. Rodrigo Belmonte est le plus prestigieux de leurs chefs de guerre. C’est dans l’exquise cité de Ragosa que se rencontreront Ammar et Rodrigo, pour un temps exilés au service du même monarque. Entre eux, la figure exceptionnelle de Jehane bet Ishake, fille du peuple Kindath et brillant médecin.

« Ce que je voudrais de vous ? » La voix d’Ammar s’était adoucie ; il parlait asharite maintenant. « Ce qui vous est impossible, je suppose. Vous voir retourner chez vous. Élever des chevaux éduquer vos fils, aimer votre épouse. Faire de votre pays, de toute l’Esperagne, si vous pouvez l’unifier, une contrée qui comprenne davantage que la guerre et la piété trop sûre de sa propre vertu. Permettre à votre existence d’inclure davantage que des chants guerriers destinés à inspirer les soldats. Apprendre à vos gens à… comprendre un jardin, la raison de l’existence d’une fontaine, de la musique. »

Le chef d’oeuvre de G. G. Kay

S’il y a bien un auteur qui excelle dans l’art de manier histoire et fantasy, c’est incontestablement Guy Gavriel Kay. De Constantinople sous Justinien (« La mosaïque sarantine ») à l’Angleterre du IXe (« Le dernier rayon du soleil ») en passant par le sud de la France au XIIIe (« La chanson d’Arbonne ») ou encore deux dynasties chinoises du Moyen Age (« Les chevaux célestes » et « Le fleuve céleste »), l’auteur s’attaque à toutes les époques et le résultat est toujours poignant. Parmi toutes ses œuvres il en est une, cependant, qui surclasse à mon sens toutes les autres : « Les lions d’Al-Rassan ». Il y a dix ans déjà, lorsque j’avais découvert l’ouvrage pour la première fois, j’avais été bouleversée par certaines scènes et surtout par les personnages, qu’ils soient de premier plan ou secondaires. Dix ans après l’émotion est toujours là, aussi forte qu’auparavant, et, non seulement le roman n’a pas pris une ride, mais il résonne en plus étrangement avec l’actualité du moment, liée à l’émergence d’un discours prônant le caractère irréconciliable de deux cultures, deux religions, que tout opposerait et qui ne pourraient pas cohabiter. Au delà des arcs narratifs propres aux différents personnages, « Les lions d’Al-Rassan », est en effet avant tout l’histoire d’individus qui, malgré le climat de haine ambiant et les actes de cruauté qui se multiplient d’un côté comme de l’autre, se découvrent capable de vivre ensemble et de s’enrichir mutuellement. Le roman se déroule en Espagne (rebaptisée ici Espéragne), au XIe siècle. La péninsule est alors divisée en deux : au nord l’Ancienne Esperagne, constituée de plusieurs royaumes jaddites (chrétiens) dont le Vallédo (la Castille) sur laquelle l’auteur va essentiellement se focaliser ici ; au sud l’Al-Rassan, territoires passés sous domination asharite (musulmane) et éparpillés entre de nombreux petits royaumes. Particulièrement instable, la région s’apprête à connaître un bouleversement sans précédent, alors que les royaumes du nord commencent à envisager de se lancer dans une guerre sainte visant à reconquérir le reste de la péninsule.

Que seule la peine parle ce soir.
Que la peine nomme les lunes.
Que la pâle lumière bleue soit Perte
Et que la blanche soit Mémoire.
Que les nuées assombrissent l’éclat
Des hautes et saintes étoiles,
Tel un funèbre suaire entourant la rivière
Où il avait coutume de se désaltérer.
Là, de moins nobles bêtes à présent se rassemblent
Puisque le Lion jamais n’y reviendra. 

Deux univers qui s’opposent… mais se mélangent

C’est dans ce contexte que trois destins vont se croiser : Jehanne, adepte de la religion kindath (juive) et médecin, Rodrigo Belmonte, chef de guerre jaddite servant pour le compte du roi du Vallédo, et Ammar ibn Khairan, poète, diplomate et assassin asharite. Le hasard va provoquer la rencontre entre ces trois profils à priori irréconciliables mais entre lesquels va pourtant naître une sincère et puissante amitié. Les voilà en effet les uns et les autres en exil dans la cité de Ragossa (Saragosse), où les deux hommes servent comme mercenaires, tandis que la jeune femme a accepté de louer ses services au roi Badir. Très vite, toutefois, tous vont se retrouver empêtrés dans plusieurs conflits de loyauté qui vont les forcer à choisir un camp et combattre l’autre, quand bien même y appartiendraient des êtres chers. Le roman est classé en fantasy, certainement parce qu’il donne à voir une vision fantasmée de l’époque et que, parmi les nombreux ressorts narratifs utilisés, l’un d’eux peut s’apparenter à du surnaturel (le don de prescience du fils de Rodrigo), mais il relève en réalité plutôt de la fiction historique. L’auteur s’appuie en effet comme toujours sur une grande quantité de sources qui permettent de dresser un portrait convainquant de la période et de se plonger dans l’ambiance de l’époque. Une ambiance particulière dans la mesure où elle relate le sursaut d’un monde et le délitement d’un autre, tous deux engagés dans une lutte à mort aux conséquences désastreuses pour tous les habitants de la péninsule, qu’ils soit jaddites, asharites ou kindaths. Guy Gavriel Kay met l’accent ici sur façon dont les trois religions monothéistes forcées de cohabiter sur le même territoire se rencontrent, s’influencent et s’enrichissent, en dépit de la haine et des aprioris des plus fanatiques de chacune de ces communautés. Celles-ci sont en effet relativement poreuses, ce qu’on peut notamment constater grâce au parcours de Rodrigo et Ammar, tous deux mercenaires louant leur service aussi bien à des princes jaddites qu’asharites. Mais cette perméabilité des deux civilisations se manifeste aussi par le biais de la langue, de l’art ou encore de la médecine, les échanges dans ces trois domaines étant constants, et ce même en dehors de la péninsule.

La terreur l’habitait tout entier, le définissait, effaçait toute pensée dans son esprit entièrement voué à l’épouvante. Rien de tel auparavant, jamais. La peur, oui. Aucun honnête soldat ne pouvait sincèrement prétendre n’avoir jamais connu la peur. Le courage consistait à lutter pour la dépasser, la traverser, la transcender et faire son devoir. Il avait affronté sa propre mort bien des fois, il l’avait crainte, il avait négocié avec cette crainte. Jamais il n’avait éprouvé ce qu’il ressentait en cet instant dans la nuit d’Al-Rassan. Il entendit un bruit dans la nuit. Un nom, sa propre voix qui criait encore et encore un seul et même nom. Le nom de son enfant.

Construction historique et narrative impeccable

Parmi les angles historiques adoptés, l’auteur accorde une grande importance à décrire les persécutions qui frappent les juifs de l’époque, principaux boucs émissaires des deux autres religions, qu’il s’agisse des massacres dont ils furent les victimes ou des contraintes quotidiennes qui pèsent sur eux en terme d’impôt ou encore d’habillement. Du côté des personnages, l’auteur s’inspire très explicitement de deux personnalités marquantes du XIe siècle : le poète Ibn Ammar, coté musulman, et Rodrigo Dìaz de Vivar, côté chrétien, le fameux mercenaire qui a inspiré la légende du Cid. Le roman propose aussi plusieurs excursions hors de la péninsule qui fournissent l’occasion de prendre du recul sur les événements en Al-Rassan et de les replacer dans un contexte géopolitique plus général. Enfin, l’auteur n’oublie pas de parler aux sens de son lecteur et multiplie les évocations à l’art (une constante dans l’ensemble de ses œuvres), et notamment à la poésie, mais aussi à la cuisine ou encore la musique. Le roman ne vaut toutefois pas que pour la qualité de la reconstitution historique qu’il propose et séduit, aussi, par l’habilité avec laquelle l’auteur a construit son intrigue. Ceux qui sont familiers des œuvres de Guy Gavriel Kay n’auront pas de mal à reconnaître son empreinte si particulière, et c’est d’ailleurs certainement dans ce roman-ci qu’il livre le témoignage le plus remarquable de son talent. L’auteur n’a en effet pas son pareil pour jouer avec les nerfs du lecteur, le maintenant régulièrement dans l’ignorance de l’identité d’un personnage concerné par une tragédie dont on va lentement remonter le cours, ou entretenant volontairement le doute quant à la nature d’événements s’étant produits lors de précédentes ellipses. Un procédé efficace qui permet de maintenir le lecteur en halène et de renforcer encore davantage l’intensité dramatique de certaines scènes.

Y aura-t-il jamais un temps où être née femme ne sera pas une malédiction ? Où nous pourrons davantage que nous tenir à l’écart, rester braves et les regarder mourir ?

Des personnages inoubliables

La plus grande force et la plus grande réussite du roman, comme celles de tous les autres romans de l’auteur, restent malgré tout ses personnages. Il est finalement assez rare qu’une rencontre avec des personnages de fiction vous marque au point de vous en souvenir des années après ou d’éprouver un véritable déchirement au moment de vous en séparer, mais c’est bel et bien le cas ici. Je crois que je n’ai jamais autant pleuré en lisant un roman, l’émotion vous cueillant régulièrement à l’évocation du courage, de l’abnégation ou encore du renoncement dont ont été capables de faire preuve certains personnages. Jehanne, la femme médecin (encore une constante dans l’œuvre de l’auteur : son étude de l’art de pratiquer la médecine à l’époque étudiée) est un protagoniste à laquelle il est aisé de s’identifier, ce qui rend les déchirements que les circonstances lui imposent particulièrement émouvants. Le duo Rodrigo/Ammar, l’un chef miliaire jaddite, l’autre poète musulman, est aussi l’une des plus grandes réussites du roman et marquera durablement l’imaginaire du lecteur : là encore je n’ai que très rarement eu l’occasion de voir décrite par le biais de la fiction une relation si complexe et si poignante. La force de l’auteur tient aussi du fait qu’il soigne l’ensemble de ses personnages, qu’il s’agisse de ses protagonistes aussi bien que de celles et ceux qui traverseront son histoire le temps de quelques pages seulement. Les personnages dits secondaires sont ainsi au moins aussi émouvants que le trio Jehane/Rodrigo/Ammar, qu’il s’agisse du jeune soldat jaddite bien trop intelligent pour son bien et dont la bienveillance et l’ouverture d’esprit vont droits au coeur. C’est aussi le cas du père de Jehane, médecin au talent inégalé mutilé pour avoir sauvé deux vies, ou encore du chancelier kindath du roi Badir, dont la lucidité et la subtilité impressionnent. On pourrait aussi citer Miranda Belmonte, la femme de Rodrigo, le marchand de soie Husari ibn Musa, le prêtre Ibero, tiraillé entre sa foi et sa fidélité à la famille Belmonte, sans oublier le discret mais formidable Vélaz, ombre tranquille et réconfortante qui suit Jehane partout où elle va depuis sa plus tendre enfance. Tous ces personnages, il devient impossible de les oublier tant ils sonnent vrais, et c’est ce qui rend si difficile de se remettre des douloureuses épreuves qu’ils vont traverser ou de la perte de l’un d’entre eux. Il convient, pour finir, de rendre hommage à la qualité de la plume de Guy Gavriel Kay, fluide et belle, capable d’émouvoir aussi bien par ses mots que ses silences, les non-dits recelant toujours une importance au moins aussi grande que ce qui est clairement énoncé dans l’oeuvre de l’auteur.

« Les lions d’Al-Rassan » est un roman inspiré du contexte de la péninsule ibérique du XIe et relate le début de la Reconquista ainsi que le lent délitement du califat de Cordoue. Plutôt que d’aborder le sujet par le prisme purement guerrier de deux mondes qui ne se comprennent pas et se livrent à une guerre sans merci, Guy Gavriel Kay opte, comme toujours, pour raconter son histoire du point de vue d’individus lambda, pris malgré eux dans les rets d’un contexte politique qui les dépasse mais qui parviennent malgré tout à se ménager de petits espaces de liberté et d’amour. De toutes les formidables œuvres de l’auteur, celle-ci est, à mon sens, la plus aboutie, la plus intemporelle, et surtout la plus émouvante.

Autres critiques :  ?

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

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