Fantasy

Le privilège de l’épée

Titre : Le privilège de l’épée
Auteur : Ellen Kushner
Éditeur : ActuSF
Date de publication : 2022 (mai)

Synopsis : Derrière ses salles de bal et ses boudoirs, Bords-d’Eaux dissimule ses luttes de pouvoir, entre manigances politiques et duels de rapière. Katherine se retrouve plongée dans cet univers quand elle arrive de sa campagne chez son oncle, le « Duc Fou de Trémontaine ». Auprès de lui, elle va comprendre que les règles sont faites pour être brisées. Katherine délaisse alors la voie du mariage qu’on voudrait la voir suivre pour lui préférer celle de l’épée et de ses privilèges.

Le privilège de l’épée est un des droits de la noblesse. Le privilège seul, pas l’épée. Cela, nous le laissons aux professionnels.

Trémontaine, le retour

En 2008 paraissait « A la pointe de l’épée », second roman traduit d’Ellen Kushner après l’excellent « Thomas le Rimeur ». L’autrice y mettait en scène un récit fortement inspiré des romans de cape et d’épée dans lequel on suivait un bretteur réputé en fin de carrière, en prise avec des machinations ourdies par les nobles du coin. L’ouvrage avait été suivi outre-atlantique d’un autre volume, qu’aucun éditeur français ne s’était jusqu’à présent donné la peine de traduire. C’est désormais chose faite grâce à ActuSF à qui nous devons donc la parution du roman « Le privilège de l’épée », qui plus est récompensé en 2007 par le prix Locus du meilleur roman de fantasy. L’histoire se déroule bien des années après les événements relatés dans « A la pointe de l’épée » et met en scène un nouveau protagoniste : la jeune Katherine. Petite-fille de la duchesse de Trémontaine (l’une des protagonistes du précédent tome), élevée à la campagne dans des conditions bien éloignées de celles que lui promettait sa condition en raison d’une brouille entre sa mère et son oncle, elle est aujourd’hui une adolescente avec la tête sur les épaules, et celle sur laquelle repose en grande partie la stabilité de la demeure familiale. N’ayant jamais eu l’occasion de faire la connaissance de cet oncle jugé responsable de la situation économique critique de la famille, notre héroïne tombe des nues lorsqu’elle apprend que ce dernier la convie en ville, dans son manoir. En échange de la venue de sa nièce pendant six mois, ce dernier s’engage à restituer à sa sœur une partie de l’héritage de feue la duchesse. L’offre paraît alléchante, mais le nouveau duc de Trémontaine souffre d’une réputation sulfureuse qui, si elle était avérée, pourrait bien compromettre l’avenir de la jeune fille. Les pires craintes de Katherine se concrétisent d’ailleurs lorsque, dès son arrivée, le « Duc Fou » décide de la vêtir comme un garçon et se met en tête de lui enseigner l’art de l’épée…

L’envers du décor

On retrouve ici la plupart des qualités qui avaient fait le succès du précédent tome : le récit est rythmé, les dialogues bien tournés et les personnages intrigants, quoi que parfois difficiles à cerner, et souvent dotés d’un sacré sens de la répartie. On prend beaucoup de plaisir à retrouver certaines des figures marquantes du premier tome(dont la lecture n’est ici pas franchement indispensable pour la compréhension), à commencer par celui qui est désormais duc de Trémontaine, mais qui n’a pas pour autant renoncé à ses mauvaises habitudes. Le récit alterne cette fois encore entre deux ambiances radicalement opposées : celle, plus feutrée et posée des demeures nobles de la Colline, et celle, violente et sans fard, du quartier des Bords d’Eau où le Duc continuent de passer une partie de l’année, en dépit de sa nouvelle condition. L’autrice mise beaucoup sur ce contre-pied entre les deux milieux qui, au fil de l’histoire, en viennent pourtant à révéler chacun de nouvelles facettes. Le monde des nobles, en apparence plus policé et rassurant, se transforme assez vite en véritable panier de crabes dans lequel il ne fait pas bon être une femme, tandis que la vie du côté de la pègre paraît, certes, plus sordide mais aussi plus sincère car moins soumise aux regards des autres. L’ambiance un peu fleur-bleue de départ, mettant en scène une héroïne avant tout soucieuse de sa tenue ou de la possibilité pour elle de trouver un bon parti, laisse ainsi rapidement la place à une atmosphère plus crasseuse, avec des scènes assez dures. Ellen Kushner n’hésite pas à mettre en scène des sujets difficiles comme la prostitution forcée ou encore le viol, ce qui donne lieu à des passages marquants, à la fois par leur violence et la soudaineté de leur apparition, mais aussi par ce qu’ils révèlent de cet univers en apparence très distingué. Tout cela donne parfois le sentiment de lire du Jane Austen mais revisité sous un angle plus réaliste et, sans doute, plus féministe.

Les femmes au coeur du récit

Bien que toujours très influencé par le côté « récit de cape et d’épée », le roman accorde une place prépondérante à la question de la place des femmes dans la société mise en scène ici. Viol, mariage forcé, impossibilité d’intervenir dans la sphère publique, violences conjugales… : les thématiques traitées sont nombreuses et permettent de dresser le portrait d’une société patriarcale dans laquelle la plupart des femmes ne sont pas libres de leurs choix. La plupart des personnages féminins mis en scène ici sont toutefois bien décidées à ne pas se cantonner au rôle de victime et optent pour des moyens de lutte différents. La jeune Katherine se révèle pour sa part légèrement décevante au début : trop superficielle, trop naïve, trop lisse. L’autrice a cependant vite fait de la dévergonder, celle-ci gagnant en épaisseur et parvenant peu à peu à gagner l’affection du lecteur par son flegme et sa capacité d’adaptation aux facéties parfois franchement lourdes de son oncle. Il en va de même pour les autres personnages qui, bien qu’assez fades dans un premier temps, en viennent progressivement à susciter la curiosité du lecteur. Les relations complexes qu’entretiennent certains personnages les uns avec les autres participent aussi à renforcer l’attrait que l’on éprouve pour le roman, à commencer par celle entre Katherine et Marcus dont le duo succède avec réussite au précédent binôme de « A la pointe de l’épée ». En dépit de ces qualités, le roman souffre de certains défauts qui, parfois, rendent la lecture un peu moins captivante. Le début traîne par exemple un peu en longueur, donnant parfois l’impression que l’autrice ne sait pas trop où elle veut nous emmener. Le récit se fait plus passionnant dès lors qu’un fil rouge peut enfin être identifié, mais, même là, l’histoire a parfois tendance à se perdre dans des sous-intrigues qui, bien que dignes d’intérêt, ne se semblent se greffer qu’artificiellement à la trame principale.

« Le privilège de l’épée » est un bon roman, à mi-chemin entre l’aventure de cape et d’épée et le roman sentimental revisité à la sauce féministe. En dépit d’une intrigue parfois un peu brouillonne, l’ouvrage est particulièrement plaisant à lire, autant par les thématiques qu’il met en avant (la place des femmes dans la société, notamment) que par la qualité de la plume de l’autrice qui possède toujours beaucoup de talent, notamment pour l’écriture des dialogues. A découvrir !

Voir aussi : A la pointe de l’épée

Autres critiques : Célinedanaë (Au pays des cave trolls) ; Ombresbones (Chroniques de l’imaginaire)

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

2 commentaires

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