Une histoire populaire de l’Empire américain
Titre : Une histoire populaire de l’Empire américain
Auteur : Howard Zinn
Scénariste : Paul Buhle
Dessinateur : Mike Konopacki
Éditeur : Delcourt
Date de publication : 2014 (juillet)
Synopsis : En tant qu’intellectuel, Howard Zinn part de ce postulat : le point de vue traditionnellement adopté par les ouvrages d’histoire est assez limité. Ainsi, il décide de rédiger un ouvrage sur l’Histoire des États-Unis afin d’en offrir une perspective différente : c’est la naissance d’Une histoire populaire des États-Unis. Ce livre dépeint les luttes qui opposèrent les Indiens d’Amérique aux Européens, l’expansion des États-Unis, les révoltes des esclaves contre le système qui les oppressait, les oppositions entre syndicalistes – ou simples travailleurs – et capitalistes, les combats des femmes contre le patriarcat, le mouvement mené par les Noirs contre le racisme et pour les droits civiques, et d’autres parties de l’Histoire américaine qui n’apparaissent pas dans les livres. Cette adaptation en bande dessinée est remarquable par sa puissance synthétique, qui réussit à n’édulcorer en rien le propos de Zinn ; son découpage et son rythme parviennent à insuffler une vie à ce qui pourrait n’apparaître que comme une somme historique.
Il y a des années, j’ai admis ma parenté avec tous les êtres vivants et j’ai résolu que je n’étais pas meilleur une once que la plus pauvre des personnes sur Terre. Tant qu’il y a une classe inférieure, j’en suis. Tant qu’il y a une classe criminelle, j’en fais partie. Tant qu’il y a une âme en prison, je ne suis pas libre. (Eugène Debs, syndicaliste et socialiste. Discours prononcé au moment de sa condamnation en 1919 pour s’être manifesté contre l’entrée en guerre des États-Unis)
Ah, l’Amérique ! Pays de la démocratie et de la liberté, véritable eldorado où tout devient possible pour n’importe qui, puissance mondiale inégalable dictant sa loi sur tous les continents… Il se prend une sacrée claque, le pays de l’oncle Sam, dans cet ouvrage adapté du best-seller de l’historien et politologue américain Howard Zinn intitulé « Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours ». Un ouvrage devenu culte aux États-Unis et dans lequel l’auteur analyse les grandes lignes de la politique expansionniste menée par son pays depuis le XIXe siècle, sans ne rien omettre ou édulcorer. Et le résultat fait froid dans le dos !
Certes, on savait que l’Amérique a toujours utilisé des prétextes fallacieux pour justifier une intervention militaire à l’étranger, que tous les bénéfices de ces interventions se retrouvaient toujours dans les poches de la même petite élite, que des atrocités ont été commises à l’encontre des noirs sur et hors du territoire…, mais les événements relatés dans cet ouvrage dépasse en horreur et en cynisme tout ce que j’aurais jamais pu imaginer. Impossible de ne pas être saisi tout au long de la lecture, non seulement par ce que nous raconte Howard Zinn mais aussi par les illustrations de Mike Konopacki qui agrémentent le discours de l’historien. Des illustrations prenant tour à tour la forme de dessins, de photographies, de coupures de journaux, d’affiches de propagande, de caricatures de l’époque… Certaines prêtent à sourire, comme cette illustration montrant dos à dos deux balourds figurant les États-Unis et l’Angleterre se frottant leur énorme ventre en forme de globe terrestre. D’autres, en revanche, sont à pleurer : enfants vietnamiens errants nus dans les rues et brûles au napalm, cadavres de femmes et d’enfants entassés dans une fosse aux Philippines, prisonniers torturés par des GI américain, noirs lynchés et pendus aux réverbères des rues… Il est beau, le pays de la liberté ! L’ouvrage permet ainsi de se faire une bonne idée du rôle central joué par les médias dans la plupart des grands événements du XXe siècle et qui, tour à tour, manipulent l’opinion publique en fonction des objectifs visés par le gouvernement, ou au contraire dénoncent et publient des rapports secrets mettant en cause la CIA ou, bien souvent, le président lui-même (président qui ne sera, vous vous en doutez, jamais inquiété).
L’ouvrage est extrêmement dense et aborde quantité de sujets, mais toujours de façon claire et en donnant pour une fois la parole aux acteurs les plus modestes de l’Histoire. Tout au long de ces trois cent pages, le lecteur est abreuvé d’informations concernant aussi bien la politique extérieure menée par les États-Unis que par les événements qui se déroulèrent sur son propre territoire au cours de ces deux siècles. L’auteur revient ainsi sur le massacre de Wounded Knee et l’extermination des Indiens, mais aussi sur les horribles conditions de travail des ouvriers au moment de l’industrialisation, le rôle des syndicats, les grèves successives qui secouèrent le pays et la façon dont elles furent réprimées… Voici, à titre d’exemple, un extrait d’une revue syndicale écrit juste après la destruction d’un navire de guerre américain ayant entraîné la mort de centaine de soldats et qui montre bien à quel prix que on estimait alors la vie d’un ouvrier ordinaire : « Le Journal se joint à la tristesse général pour la perte du Maine et regrette que tant de vies aient été perdues avec le navire. Et tandis qu’il exprime de la tristesse, il exprime aussi l’espoir que le jour n’est pas trop loin où il sera généralement considéré que perdre la vie dans l’industrie de la production ou de la distribution est tout aussi noble et héroïque que de la perdre par accident à bord d’un vaisseau de guerre.Que perdre la vie noyé comme un rat dans une mine n’est pas moins grave que d’être noyé comme un rat dans la cale d’un cuirassé. (…) Que mourir déchiqueté par une torpille ne créé pas plus de chagrin dans la famille du malheureux que mourir déchiqueté par l’explosion d’une chaudière. Que l’un ne soit plus le héros d’une apothéose tandis que l’autre s’en va dans l’Éternité sans hymne ni honneur. »
L’ouvrage nous donne également un aperçu de la lutte que durent mener les femmes pour avoir accès au droit de vote, ou encore les noirs pour que soit aboli l’inique régime de la ségrégation raciale. Un combat auquel Howard Zinn participa lui-même tout au long de sa vie sur laquelle on en apprend également beaucoup. En parallèle de l’histoire de son pays, l’historien revient également sur son propre parcours et sur les événements décisifs qui l’amenèrent à embrasser la lutte pour le pacifisme et le mouvement des droits civiques. C’est l’occasion pour le lecteur de découvrir ce que pouvait être la vie d’une famille pauvre des années 1930, mais aussi d’en apprendre plus sur certaines opérations menées pendant la Seconde Guerre mondiale, à laquelle l’auteur participa en tant que bombardier. Saviez-vous, par exemple, qu’à la toute fin de la guerre, les États-Unis décidèrent de tester une de leur nouvelle trouvaille en matière d’armement, le napalm, sur la ville de Royan, tuant ainsi des centaines de civils ? La bande dessinée revient également longuement sur les mouvements anti-guerre qui se manifestèrent tout au long du XXe siècle, pendant les deux guerres mondiales, d’abord, puis au moment du conflit au Vietnam, en Irak… Là encore ce que l’on apprend est atterrant : espionnage, adoption de mesures de plus en plus liberticides, véritables camps de concentration créés soit pour les Japonnais résidant dans le pays après Pearl Harbor, soit pour les opposants à la guerre à l’image du syndicaliste Eugène Debs qui restera trois ans en prison pour avoir prononcé un discours anti-guerre.
Enfin, on en apprend évidemment énormément sur la politique étrangère des États-Unis qu’Howard Zinn résume en ces termes : « Les dirigeants américains apprirent vite que les troubles et l’agitation sociale à l’intérieur du pays peuvent se soigner par une guerre à l’étranger. » La première intervention militaire américaine à lieu à Cuba dans les années 1890 et se solde par le remplacement des colons espagnols sur le territoire par les colons américains. Suivent ensuite un nombre incalculables d’opérations militaires partout dans le monde pour « préserver les intérêts des Américains et de leurs alliés ». Au moment de la Seconde guerre mondiale c’est l’attaque de Pearl Harbor qui sert de prétexte à l’entrée en guerre contre le Japon, au Vietnam c’est la peur que se réalise « la théorie des dominos » (si un pays devient communiste, il contaminera les autres), pour l’Irak, ce sera la présence d’armes de destruction massive… Tout est bon pour justifier auprès de l’opinion publique une intervention américaine, toujours, bien évidemment, dans l’intérêt des habitants du pays envahi. Et qu’importe si pour cela il faut soutenir des régimes fascistes, fomenter des coups d’état pour destituer des chefs d’état élus démocratiquement par leur peuple, ou encore armer des islamistes et s’en servir comme barrière à l’expansion soviétique. A la question d’un journaliste français voulant savoir s’il regrettait d’avoir armé en entraîné des islamistes radicaux qui ensuite devinrent les talibans afghans et le groupe terroriste Al Quaida, le conseiller américain à la sécurité nationale répond en 1998 : « Qu’est ce qui était le plus important au regard de l’histoire mondiale ? Les Talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques musulmans turbulents, ou la libération de l’Europe centrale ? » On voit aujourd’hui les résultats de la politique américaine et ce dont sont capables ces « musulmans turbulents »…
La critique est longue, je m’en excuse, mais l’ouvrage est tellement dense et tellement passionnant qu’on aurait envie d’en parler pendant des heures. Je laisse le mot de la fin à Howard Zinn qui, après toutes les atrocités dont il vient de parler, nous encourage malgré tout par ces quelques mots d’espoir : « Il y une tendance à penser que ce que nous voyons dans le présent va continuer. Nous oublions combien de fois nous avons été étonnés par l’effondrement soudain d’institutions, par des changements extraordinaires dans la pensée des gens, par des déclenchements inattendus de rébellions contre les tyrannies, par l’écroulement rapide de systèmes de pouvoir qui semblaient invincibles. Avoir de l’espoir dans les mauvaises périodes n’est pas juste bêtement romantique. C’est fondé sur le fait que l’histoire humaine n’est pas seulement une histoire de cruauté, mais aussi de compassion, de sacrifice, de courage et de bienveillance. »
Autres critiques : Alcapone (Les Embuscades d’Alcapone)