La ville au plafond de verre
Titre : La ville au plafond de verre
Auteur/Autrice : Romain Delplancq
Éditeur : HSN
Date de publication : 2023 (novembre)
Synopsis : Korost bouillonne. Dans la capitale économique de l’ancien empire des Trois-Terres déjà noircie par la fumée de ses verreries, on sent désormais la poudre des arquebuses. Ses rues regorgent de blessés de guerre et de réfugiés. La cité crépite de tension entre ses très nombreux et très pauvres verriers et les riches et savants forgiers, propriétaires de l’arnoire – le mystérieux métal capable de transformer les rayons du soleil en énergie. L’alliage de leurs sciences a bâti la renommée de Korost ; leur rivalité préfigure son explosion. Dans ce chaudron vivent Enik l’institutrice, Istven le jeune orphelin, et Katlik, la sœur éplorée. Trois vies, trois destins emmêlés dans l’échevau de fils tissés par les jeux de pouvoir de la ville. Trois mèches allumées qui, peut-être, transformeront la poudrière en bombe.
Quel tumulte dans la rue ! Les ateliers des Saules se vident les uns après les autres. On court, on s’appelle. On laisse en plan des wagonnets, des charrettes. On éteint les fours comme on peut avant de partir.
Aux ponts ! Aux ponts !
Et vous voyez la peur passer dans les yeux fatigués des vieux. Et l’espoir, aussi, un vieux réflexe d’espoir. Les jeunes courent tous, et vous courez aussi. Des gens chantent le Chant des Gamins. Tout en chantant, vous remarquez les uniformes qui marchent dans le même sens. Vous les connaissez bien, trop bien, les miliciens des Saules. Il paraît qu’ils sont avec les verriers, maintenant.
Plongée dans une ville poudrière
Après la parution de l’excellent diptyque du « Sang des princes », suivie d’une absence de plusieurs années sur la scène de l’imaginaire, Romain Delplancq revient en cette fin d’année avec un nouveau roman de fantasy. L’action se déroule dans une ville industrialisée, Korost, cœur battant de l’économie impériale en proie à une agitation sans précédent. Les causes de ce bouillonnement tiennent autant aux craintes suscitées par l’approche d’une armée étrangère ayant déjà conquis une grande partie de l’Empire des Trois-Terres qu’aux suites d’une insurrection populaire ayant eu lieu plusieurs mois auparavant et ayant causé la chute du régime impérial, remplacé par un système fédéral. Fer de lance de la révolution, Korost se caractérise par une grande concentration ouvrière, mais aussi par la présence de l’élite économique du pays, les forgiers, seuls capables de manipuler l’arnoire, métal aux surprenantes propriétés énergétiques ayant fait la richesse de la ville. A cela s’ajoute désormais toute une cohorte de réfugiés ayant fui la guerre, ou de soldats démobilisés et traumatisés après les lourdes défaites infligées par les troupes de la République des Deux-Cités. C’est dans ce contexte pour le moins explosif que l’on fait la rencontre de trois protagonistes aux profils très différents que les circonstances vont réunir. La première, Katlik, est une jeune femme issue d’une famille fortunée formée à la prestigieuse Haute école des Forges qui voit son monde voler en éclat lorsqu’elle apprend le décès abrupte de son frère sur le front. Le second, Istven, est lui aussi étudiant à la Haute École mais l’un des rares de l’institution à être issu d’un milieu populaire, un décalage qui va très vite l’handicaper dans son cursus. La troisième, Enik, est une enseignante à la tête d’une école clandestine dans laquelle elle tente d’instruire les enfants des ouvriers et ouvrières des quartiers pauvres. Trois destins qui vont s’entremêler suite à l’enquête menée par Katlik pour tenter de comprendre l’origine des recherches sur lesquelles travaillait son frère avant sa mort.
Une fantasy teintée de l’ambiance insurrectionnelle du XIXe
Captivant, le roman alterne entre le point de vue de ces trois personnages qui vont être mêlés aux profonds bouleversements politiques et économiques agitant la cité. L’auteur s’inspire très nettement ici du contexte de la deuxième moitié du XIXe, et plus spécifiquement de l’épisode de la Commune de Paris. On retrouve en effet la plupart des éléments du contexte si particulier de l’époque : une guerre piteusement menée contre une grande puissance extérieure, un changement de régime qui ne comble pas les aspirations populaires, sans oublier une cité dans laquelle les inégalités sociales explosent, autant d’éléments favorisant l’installation d’un contexte pré-insurrectionnel. Bien d’autres clins d’œil à la Commune émaillent le roman, l’un des plus flagrant étant le personnage d’Enik, institutrice charismatique et politisée qui rappelle par à bien des égards la célèbre militante anarchiste Louise Michel. Il en va de même du dernier tiers du roman sur lequel je ne m’attarderai toutefois pas ici dans la mesure où le déroulement des événements colle presque totalement à celui de l’épisode communard. Si vous êtes familiers de la période, vous verrez de toute façon venir la conclusion, sinon je ne voudrais pas vous gâcher le plaisir. Le roman comporte donc une forte dimension sociale, aussi n’est-il guère surprenant de voir l’auteur citer en remerciement des penseurs tels que Marx, Gramsci, Friot ou encore Luxembourg. Le XIXe est en effet un siècle étroitement associé à l’émergence du socialisme et à celle de la question sociale sur le devant de la scène politique. Un bouillonnement idéologique et une volonté d’expérimentation politique que l’on ressent très bien dans ce roman qui met en scène des tentatives d’auto-gestion populaires, que ce soit au niveau de l’atelier, de l’école, ou de la prise de décision politique plus large au sein d’une assemblée. Enfin, l’influence du XIXe se manifeste également par le biais du degré de technologie possédé par les habitants de Korost ainsi que par la façon dont est organisée la production : utilisation d’équivalents d’armes à feu, présence abondante de petits ateliers dans lesquels les ouvriers et ouvrières sont embauchés à la journée…
Révolution technologique, idéologique et politique
La qualité du cadre dans lequel se déroule l’intrigue est toutefois loin d’être le seul et unique atout du roman. La dimension imaginaire du roman est par exemple particulièrement réussie et se concentre sur la technique utilisée par l’élite pour créer de l’énergie grâce à l’arnoire, matériau noble que seuls les forgiers peuvent manipuler après un cursus long et difficile à la Haute École des Forges. Pour familiariser les lecteurs avec le sujet et ses subtilités, l’auteur adopte la forme d’une enquête, celle que la jeune Katlik va mener pour tenter de comprendre l’histoire de ce frère soudainement disparu dont elle découvre peu à peu des pans méconnus de la vie. Ce choix narratif est particulièrement astucieux dans la mesure où il permet d’accrocher efficacement l’attention tout en ayant l’avantage de se mêler habilement au contexte politique et sociale en pleine ébullition de la ville. Parmi les autres choix narratifs opérés par l’auteur, on peut également mentionner la présence de quelques chapitres qui se décentrent du point de vue des trois personnages pour aborder les événements touchants l’entièreté de la ville et qui sont de mon point de vue très bien écrits. Les personnages sont également réussis, quand bien même la présence de deux adolescents en tant que narrateur/narratrice me laissait craindre au début de ma lecture que le roman ne lorgne un peu trop vers le young adult (je n’ai rien contre mais ce n’est pas du tout ma tasse de thé). Il n’en est rien et, si le récit met peut être un peu de temps à se lancer, on est finalement happé par chacun des trois arcs narratifs. Si Enik, l’institutrice, reste de loin le personnage qui m’a le plus émue, les deux autres ont également le droit à leurs moments de grâce qui auront sans aucun doute pour effet de les inscrire durablement dans l’esprit du lecteur. Il en va d’ailleurs de même d’une grande partie des personnages secondaires qui bénéficient d’un traitement soigné et qui donnent à voir à la fois la diversité et la complexité de la composition de la société de Korost dont on se familiarise aussi bien avec les beaux quartiers qu’avec la Haute Ecole, les quartiers populaires, ou encore les quartiers périphériques peuplés de réfugiés issus de tout le continent.
Avec « La ville au plafond de verre », Romain Delplancq signe un roman palpitant et émouvant qui s’inspire étroitement du contexte de la fin du XIXe français, et plus spécifiquement de l’insurrection de la Commune de Paris de 1871. Mêlant considérations sociales et politiques, enquête familiale, et une bonne touche de fantasy, le récit ne souffre d’aucun temps morts et parvient à relancer régulièrement la curiosité du lecteur jusqu’à la toute dernière ligne. L’ouvrage marque aussi par la qualité de ses personnages ainsi que par l’émotion qu’ils parviennent à susciter, les rendant ainsi inoubliables. A lire !
Autres critiques : ?