Fiction historique

Sous le vent de la liberté

Titre : Sous le vent de la liberté
Auteur : Christian Léourier
Éditeur : Argyll
Date de publication : 2021

Synopsis : Élevé par un père libertin et un prêtre humaniste, Jean de Kervadec est jeté dans le tourbillon du monde lorsqu’il perd la possession du manoir familial. Il embarque alors pour l’Amérique à la recherche de son frère aîné, héritier légitime, le seul à même de reconquérir leur domaine. Cependant, le jeune homme est loin d’imaginer des multiples destinations où le pousseront vents et courants : de l’Amérique, où naît une république, aux côtes d’Afrique où sévit la traite ; de la course contre les pirates de l’océan Indien aux guerres du Deccan ; de la révolte des esclaves de Saint-Domingue aux spasmes de la Révolution qui secouent Paris.
Et si sa route croisera celle de nombreuses figures historiques, la destinée prendra quant à elle le visage d’une femme, Maria, son amour d’enfance, qui l’obsède au moins autant que son désir de vengeance envers ceux qui l’ont obligé à fuir sa terre natale.

Si Monsieur Goureaud attendait de ma part la moindre compassion, il se trompait lourdement.
-Nous vivons dans un monde impitoyable, affirmai-je, où l’homme est un loup pour l’homme. Que dis-je, un loup ? Un tigre ! Ainsi, il m’a été rapporté que, pour accumuler cette fortune dont vous déplorez aujourd’hui la perte, les colons de Saint-Domingue éreintent des hommes privés de leur droit le plus naturel à disposer d’eux-mêmes au seul motif qu’ils ont la peau noire et les cheveux crépus !
Il sursauta, comme s’il avait marché sur une vipère.
-Vous ne pouvez comparer…
-Votre argent à leur liberté ? Certes, ce serait indécent. 

Plongée dans une fin de siècle mouvementée

Imposant pavé de plus de six cent pages, « Sous le vent de la liberté » est en fait une intégrale réunissant trois romans parus chez Bayard entre 2005 et 2006 et complètement revus par Christian Léourier à l’occasion de sa republication par Argyll. Bien que l’auteur comme la maison d’édition soient d’ordinaire plutôt spécialisés dans l’imaginaire, cette oeuvre-ci n’appartient ni à la fantasy, ni à la SF, ni au fantastique puisqu’il s’agit d’un ouvrage de pure fiction historique. L’action se déroule sur une période d’environ vingt ans à la fin du XVIIIe siècle et met en scène un jeune homme, Jean de Kervadec, et son combat pour récupérer le domaine de son père, noble breton désargenté, après la mort de ce dernier. Dépossédé du château familial par sa tante et une famille bourgeoise dont il n’a compris que trop tard la duplicité, l’adolescent ne décolère pas et n’a désormais plus qu’une idée en tête : retrouver son frère aîné, Yves, parti faire fortune en Amérique avant sa naissance et par conséquent héritier légitime de Kervadec. Seulement, pour le retrouver, le jeune homme ne dispose que d’une correspondance lacunaire faisant état de sa présence sur le Nouveau Continent où a débuté depuis peu la fameuse Guerre d’indépendance américaine, opposant les colons aux Anglais. Embarqué comme simple matelot à bord d’un navire effectuant la traversée, Jean commence alors un formidable voyage qui l’entraînera d’Amérique en Afrique, en passant par l’Inde, Saint-Domingue, le Canada, et bien sûr la France où, il l’espère, la belle Maria le Dantec l’attend toujours. Chaque roman est divisé en deux grandes parties qui se déroulent chacune dans un endroit du monde différent, et chaque tome débute inévitablement par un plus ou moins rapide retour en France pour le héros qui va malheureusement de désillusion en désillusion en ce qui concerne l’exécution de sa vengeance. Bien que long et dense, l’ouvrage se dévore avec grand plaisir, que ce soit en raison de l’affection que l’on porte aux personnages, de la qualité de la reconstitution historique de cette fin de siècle pleine de bouleversements ou encore de l’élégance de la plume de l’auteur. Christian Léourier emploie en effet pour l’occasion un style soigné et un langage soutenu qui collent parfaitement à l’ambiance du texte, sans que la narration ne paraisse jamais pompeuse ou ampoulée.

Une fresque historique de grande ampleur

Le plus gros point fort de cette trilogie doit avant tout à la minutie et à l’ampleur de la reconstitution historique proposée ici par l’auteur grâce auquel le lecteur a la possibilité d’appréhender les enjeux et les bouleversements géopolitiques de la fin du XVIIIe, pas seulement en Europe, mais dans le monde entier. Cela implique évidemment un travail de documentation colossal et, si je serais évidemment bien incapable de juger de l’exactitude de tous les faits historiques dont il est fait mention ici, il est certains sujets que je maîtrise mieux pour les avoir étudiés (la traite négrière et la Révolution française, notamment), or ces derniers sont traités avec beaucoup de sérieux par l’auteur. Ballotté bien malgré lui par les événements, sans pour autant jamais se contenter de la position de spectateur passif, notre héros voyage donc partout dans le monde et nous fait ainsi découvrir les principaux enjeux politiques, économiques et sociétaux de cette fin de siècle sur les différents continents. L’auteur nous livre dans un premier temps un aperçu de la Guerre d’indépendance américaine, d’abord d’un point de vue assez général puis plus spécifique puisqu’il est, entre autre, question du rôle joué dans le conflit par les Amérindiens. Jean va en effet passé un long moment au sein d’une tribu iroquoise, ce qui donne à Christian Léourier l’occasion de s’attarder sur les spécificités de cette civilisation souvent méconnue et dont la découverte des us et coutumes ne manquera pas de passionner le lecteur. Le deuxième tome aborde quant à lui la question de la traite négrière à propos de laquelle l’auteur s’est, là encore, sérieusement documenté afin d’en retranscrire au mieux la réalité mais aussi l’horreur (si le sujet vous intéresse, je ne peux que vous encourager à vous plonger dans l’étude de l’historien spécialisé Marcus Rediker, « A bord du négrier »). On quitte ensuite les côtes africaines pour l’Inde où, là encore, Christian Lérourier prend soin de nous exposer le contexte particulier lié, notamment, à la volonté des britanniques de s’imposer dans la région, en dépit de l’hostilité que leur présence suscite chez certains potentats locaux. Le troisième tome se déroule, lui, peu de temps après le début de la Révolution française dont on découvre dans un premier temps les conséquences aux Antilles, et notamment à Saint-Domingue, île sur laquelle les esclaves se soulevèrent à leur tour suite aux événements parisiens. On plonge ensuite directement dans le tumulte de la capitale en 1791-1792, ce qui permet à l’auteur de revenir sur certains des moments clés de cette période : les dissensions au sein de l’assemblée entre les partisans de la guerre et ceux de la paix, ou entre ceux favorables à l’abolition de l’esclavage et les autres ; la division du clergé entre prêtres assermentés et réfractaires ; la prise des Tuileries le 10 août 1792 ; les massacres de septembre…

Un beau roman d’aventure, à terre et sur mer

Loin de survoler les différentes étapes de son héros, ce qui aurait eut pour conséquence de réduire chacune d’elles à de simples décors plus ou moins exotiques, Christian Léourier s’attache à contextualiser le plus simplement mais aussi le plus clairement possible la situation, abordant ainsi les différents rapports de force dans la région, les personnalités emblématiques, ou encore les enjeux géopolitiques. Si la lecture se révèle être un vrai régal pour les passionnés d’histoire, elle le sera aussi certainement pour les amateurs d’aventures, et notamment d’aventures maritimes. S’il faut souvent se méfier des comparaisons hâtives des éditeurs visant à rapprocher l’ouvrage publié de grands classiques, force est de constater que le parallèle établi par Argyll entre le roman de Léourier et des œuvres comme « Les aventures de Jack Aubrey » de Patrick O’Brian ou encore la série « Hornblower » de C. S. Forester est ici tout à fait pertinent. Là encore, l’auteur s’est de toute évidence abondamment documenté, ce qui permet au lecteur une immersion totale dans l’univers maritime de l’époque dont on découvre à la fois les difficiles conditions de vie mais aussi les moments les plus exaltants. Quotidien des équipages à bord d’un navire militaire ou d’un négrier, postes de combat à bord, tactiques utilisées par les vaisseaux en fonction de leur taille et de leur maniabilité, relations entre les membres de l’équipage… : Léourier aborde tout ces sujets et bien d’autres et parvient tout au long du roman à trouver un équilibre remarquable entre considérations historiques et scènes épiques typiques des romans d’aventure cités plus haut.

Des personnages marquants

Qui dit fresque historique dit évidemment personnalités, et on croise en effet un certain nombre de figures emblématiques de cette fin du XVIIIe siècle, de La Fayette au sultan Tipu Sahib (l’un des principaux opposants à l’installation des Britanniques en Inde) en passant par Toussaint Louverture ou encore Robespierre. Tous sont traités avec la plus grande nuance, l’auteur échappant ainsi à l’écueil de la caricature, ce qui est d’autant plus appréciable en ce qui concerne la période révolutionnaire dont les acteurs sont, trop souvent, traités de façon très réductrices. Léourier ne se contente cependant pas de figures historiques et met aussi en scène un bon nombre de personnages fictifs hauts en couleur qu’on prend un grand plaisir à suivre pour un bout de chemin aux côtés du héros. Le marin Papegai, le trappeur Petit-Beau, l’amérindienne Otsitok, le corsaire le Danois et son entourage, les fidèles marins Bâbord-Amures et Miguel, le faussaire Bricaire… : autant de personnages côtoyés plus ou moins brièvement par Jean de Kervadec et qui, tous, ne manqueront pas de marquer le lecteur par leur exubérance, leur charisme ou tout simplement la sympathie qu’ils inspirent. Le seul véritable reproche qu’on peut formuler concernant ces trois tomes concerne la place accordée aux personnages féminins qui, s’ils sont bel et bien présents à toutes les étapes du protagoniste, n’en demeurent pas moins cantonnées au rôle très réducteur de potiches. Qu’il s’agisse de Maria, la jeune femme que le héros désespère au moins autant de retrouver que d’exercer sa vengeance, de l’iroquoise Ostitok, de l’indienne Dahnvati ou encore de l’esclave Amaka, toutes sont forgées selon le même moule (belles, innocentes et généralement en détresse) et ne semblent être là que pour encourager les élans amoureux du protagoniste. Il en résulte que l’attitude de ce denier envers la gente féminine est parfois agaçante, même si l’auteur joue parfois manifestement avec ce héros dont il se plaît à complexifier la vision au fil de ses voyages. Éveillé par son père à « l’esprit des Lumières », le jeune homme se montre malgré tout globalement attachant car prompt à remettre en question ses certitudes et à accorder son soutien aux combattants de la liberté partout dans le monde.

Formidable fresque historique retraçant les bouleversements ayant lieu à la fin du XVIIIe aussi bien en Europe qu’en Amérique, en Asie ou en Afrique, « Sous le vent de la liberté » est aussi et surtout un fantastique roman d’aventure qui ravira les amateurs des plus grandes sagas maritimes. Portés par des personnages inoubliables et un héros attachant, ces trois tomes sont également très réussis d’un point de vue littéraire, la plume élégante de Christian Léourier permettant une immersion totale dans cette époque captivante. Une vraie réussite !

Autres critiques : Célinedanaë (Au pays des cave trolls)

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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