Le concile de fer
Titre : Le concile de fer
Auteur : China Mieville
Éditeur : Fleuve noir / Pocket
Date de publication : 2008 / 2011
Synopsis : La révolution gronde aux portes de Nouvelle-Crobuzon. Un gouvernement répressif, une économie en plein chaos : les habitants sont à bout. Un complot est mené pour assassiner le maire protégé par la Milice aux pouvoirs surnaturels. Le groupe de rebelles décide de faire appel au Concile de Fer, un train mythique qui traverse les contrées désertiques loin de la ville. Seul ce dernier, dont l’existence semble tant effrayer le maire et ses sbires, pourra aider les révolutionnaires à prendre le contrôle de la cité.
A la Fourche du Tricorne, des impacts de balles grêlaient les murs, là où, moins d’un an auparavant, la Milice avait affronté des centaines de manifestants. Tout avait démarré aux Ateliers Paradoxes, des doléances spontanées devant certains licenciements, qui avaient gagné les rues à une vitesse foudroyante. A mesure que les rangs des manifestants grossissaient, les rez-de-chaussée des boutiques avaient été fracturés. Les slogans réclamaient la réintégration des copains, des augmentations de salaire, et soudain, on s’était mis à dénoncer le maire et la loterie électorale, à revendiquer le droit au suffrage. Il y avait eu des jets de bouteilles, de phlogiston corrosif. Puis des coups de feu : la Milice avait riposté, ou peut-être tiré la première, et seize personnes avaient été tuées.
La révolution aux portes de Nouvelle-Crobuzon
« Le concile de fer » est l’un des trois romans qui composent la trilogie du Bas-Lag avec « Les Scarifiés » et « Perdido Street Station » (en deux parties). Si tous les tomes se déroulent dans le même univers et à des périodes peu éloignées les unes des autres, chacun d’entre eux peut être lu indépendamment (l’auteur fait de temps à autre références aux événements qui se sont déroulés dans certains volumes mais de manière très anecdotique et sans que cela ne gène en rien la compréhension du texte). Comme dans « Perdido Street Station », l’action prend place dans la grouillante ville de Nouvelle-Crobuzon, une vaste cité industrielle peuplée de créatures très hétéroclites, allant de l’humain lambda aux hommes cactus, sans oublier les femmes scarabées ou encore les Recréés. C’est dans cet environnement qu’on fait la connaissance de plusieurs personnages que l’on va suivre à tour de rôle, avant que leur route ne finisse inévitablement par se croiser. Le premier est un jeune homme engagé faisant partie d’un groupe clandestin cherchant à renverser le pouvoir en place, jugé corrompu et tyrannique. La plupart des sympathisants qu’il fréquente se contentent toutefois de théorie, quand lui voudrait passer à l’action pour véritablement changer les choses. Or, un personnage controversé a fait son apparition il y a peu dans la ville et se livre à des actions coup-de-poing particulièrement violentes qui ne sont pas sans séduire les citoyens les plus avides de changement. Les rangs des mécontents de la politique du gouvernement et de la gestion de la guerre en cours ne font d’ailleurs que grossir, poussant même les plus réticents à envisager des mesures plus radicales. Le second protagoniste mène un petit groupe de dissidents hors de Nouvelle-Crobuzon, à la recherche d’un homme, Jonas, parti en quête de ce que beaucoup considèrent comme un mythe : le concile de fer. En parallèle de ces deux parcours, l’auteur met en scène la suite d’événements vieux de plusieurs décennies qui ont justement conduit à la création de ce concile dont la nature même fait débat. Si tous, dans la capitale, ne sont pas convaincus par l’existence de cette sorte d’utopie rebelle que Nouvelle-Crobuzon n’aurait pas réussi à écraser, Jonas, lui, est persuadé de son existence et a tout quitté pour prévenir les gens qui la compose du danger. Car il semblerait bien que la tentaculaire cité ait fini par retrouver la trace des rebelles, et qu’elle ait envoyé pour les détruire les meilleurs éléments de sa redoutable milice.
Un univers foisonnant…
Il est des auteurs qui parviennent immédiatement à faire sentir au lecteur qu’ils ne donnent à voir qu’une toute petite portion de leur univers et que celui-ci fourmille de quantité d’autres mystères. China Mieville est incontestablement de ceux-là. La première chose qui frappe lorsqu’on découvre Nouvelle-Crobuzon et ses alentours, c’est sa richesse. Le récit accumule les influences et les idées follement originales, certaines évoquées avec force détail, d’autres mentionnées le temps de quelques lignes seulement, et tout cela contribue évidemment à donner énormément de profondeur au roman. Un tel niveau de densité ne rend cependant pas la lecture très aisée, au point qu’on est presque tenté de faire une pause toutes les deux pages afin prendre le temps de digérer la masse d’informations qui nous a été donnée. Le bestiaire mis en scène ici est particulièrement révélateur de l’imagination débridée de China Mieville. Femme-scarabée, homme-cactus, vache à vin, Mainmises, sans oublier Recréés (des humains mécaniquement modifiés en punition d’un crime et auxquels on a donc greffé des appendices supplémentaires qui peuvent être organiques ou mécaniques) : l’auteur préfère visiblement créer ses propres créatures plutôt qu’emprunter celles de bestiaires déjà existants, et il prend manifestement beaucoup de plaisir à imaginer des êtres plus improbables et bizarres les uns que les autres. L’impressionnant foisonnement qu’on trouve dans le roman tient également aux nombreuses références historiques brassées par l’auteur. Le cadre dans lequel se déroule l’action fait par exemple plutôt penser au XIXe, voire au début du XXe siècle, puisqu’on a affaire à une société industrialisée, dotée d’un certain nombre d’innovations techniques et dont le fonctionnement rappelle par certains points celui des sociétés occidentales de l’époque. L’omniprésence de la question de l’insurrection populaire et des différentes formes qu’elle peut prendre nous incite à rapprocher l’événement des diverses révolutions qui ont marqué l’histoire (difficile de ne pas penser à la Commune de 1871). La gêne et l’indifférence que suscitent les vétérans de la guerre, rapatriés en ville à cause de leurs blessures, font évidemment échos au retour des gueules cassées de la Première Guerre mondiale, tandis que l’essor du mouvement xénophobe de Nouvelle Plume, formant des milices et organisant des attentats contre les populations non-humaines, n’est quant à lui pas sans rappeler la montée du fascisme dans l’Europe des années 1930. Et puis il y a tout ce qui concerne la construction du chemin de fer, qui nous renvoie cette fois au milieu du XIXe : l’avidité des grandes compagnies, les chantiers monstrueux brassant une masse énorme d’ouvriers, la transformation du paysage… L’ambiance se fait alors plus proche du western et fait l’effet d’une bouffée d’air frais comparé à l’atmosphère délétère qui règne dans la capitale qui peut vite devenir étouffante.
Le train arrive, il change tout. Pendant des siècles, des bourgs ont existé près des maquis ; des luttes ont eu cours entre chasseurs et agriculteurs vivant en autarcie, entre ermites et trappeurs. Les autochtones ont commercé et composé avec les colons de sectes dissidentes qui se cachent de Nouvelle-Crobuzon, tandis que des Recréés renégats s’installaient dans les steppes pour y devenir LibRecréés. Cette économie locale s’ouvre à présent sur le monde, et Nouvelle-Crobuzon en perçoit les rumeurs. On assiste à de mini-exodes : des prospecteurs venus de la métropole, qui partent à pied du ballast pour se diriger vers une zone où l’on peut, parait-il, extraire de la galactite, des pierres précieuses ou des ossements de monstruosités chargés d’une force occulte. Les criminels disposent d’une ligne de fuite nouvelle, les chasseurs de primes de moyens inédits pour les suivre. Tous ces arrivants, ces aventuriers, cette racaille et ces curieux issus du continent tout entier s’enfoncent dans le paysage récent. Tels des affluents, telles les racines adventives du lierre, leurs itinéraires rejoignent le chemin de fer ou en repartent.
… mais de gros bémols
Le roman fourmille de bonnes idées, c’est indéniable. Le problème, c’est que certaines des trouvailles de l’auteur sont vraiment (vraiment!) très « perchées », au point qu’il est parfois difficile de comprendre où il veut en venir. C’était déjà le cas dans « Perdido Street Station », et on retrouve ici le même travers, l’auteur se plaisant à multiplier les inventions ou les théories mêlant métaphysique et physique, ce qui donne lieu à des scènes parfois complètement surréalistes dont on peine à saisir le sens. La plume de l’auteur est d’ailleurs un peu en dent-de-scie. Certains passages sont très fluides, d’autres captivants, d’autres encore pleins d’émotion, mais il y en a aussi beaucoup qui mettent le cerveau du lecteur à rude épreuve. Un conseil d’ailleurs, munissez-vous d’un dictionnaire lors de votre lecture, vous risquez d’en avoir besoin ! Non pas que l’auteur fasse dans le pompeux ou l’ostentatoire, au contraire, mais le roman fourmille de termes assez techniques (qu’ils soient scientifiques ou technologiques) qui peuvent poser question. Le roman souffre également de problèmes de rythme puisque, là aussi, on alterne entre passages captivants, dans lesquels l’action est menée tambour battant, et longues scènes qui ne font pas avancer l’intrigue d’un poil et qui peuvent finir par lasser le lecteur. L’un des plus gros bémols qui nuit au roman concerne cela dit les personnages, et il ne s’agit pas là d’une surprise dans la mesure où il s’agissait déjà du plus gros point faible des « Scarifiés » et de « Perdido Street Station » (même si les protagonistes du « Concile de fer » restent sans doute les plus réussis des trois romans). China Mieville met en scène des personnages loin d’être parfaits mais indéniablement sympathiques, et qui traversent des épreuves qui devraient renforcer notre identification, ou du moins susciter notre empathie. Et pourtant, la plupart laissent complètement indifférents. La faute à une distance qui s’instaure dès les premières pages entre protagonistes et lecteurs, et qui donne l’impression de ne jamais vraiment les connaître. L’auteur arrive cependant à nous émouvoir à plusieurs reprises et, à défaut de s’attacher pleinement aux différents protagonistes, on ne peut pas non plus dire qu’on se moque complètement de leur sort, loin de là. Enfin, dernier petit bémol : la présence répétée de scènes de sexe détaillées et un peu glauques qui n’ont pas vraiment d’intérêt pour l’intrigue et qui ne semblent avoir été incorporées au récit que pour lui donner un petit côté sulfureux bien inutile.
Un roman engagé
Malgré tous les défauts précédemment cités, le roman vaut incontestablement le détours en raison de l’originalité de son traitement politique. Pas question ici de véhiculer une quelconque idéologie, et l’auteur (qui est engagé politiquement puisqu’il appartient au parti trotskyste anglais) a déjà insisté sur le fait que ses ouvrages de fiction n’étaient pas là pour porter un message politique. Et c’est vrai (on n’est pas chez Damasio, loin de là…), même si le choix des thématiques abordées ainsi que la manière dont elles sont traitées relèvent évidemment de choix politiques. Le thème central du roman est à lui seul suffisamment éloquent puisqu’il s’agit de la préparation d’une insurrection et de la création d’une société utopique, en marge de toute autorité, et composée exclusivement de marginaux. Le choix des personnages est lui aussi révélateur puisque l’auteur ne met pas une seule fois en scène le point de vue d’un homme ou d’une femme de « pouvoir ». Ici, les protagonistes sont des prostituées, des ouvriers, des repris de justice, des idéalistes, des militants politiques… Il ne s’agit pas juste de les inclure dans le paysage en tant que figurants, mais d’en faire le cœur du récit, et donc de mettre en avant leurs préoccupations. Et ça, ça ne courre pas les rues en fantasy. Certes, quantité d’ouvrage mettent en scène des luttes politiques, mais lorsque les auteurs abordent le sujet, ils le font presque exclusivement du point de vue des « grands », si bien qu’ils se concentrent sur les intrigues de cours, les trahisons et les alliances, ou bien les grands affrontements spectaculaires. China Mieville fait tout l’inverse. Puisqu’il met en scène des personnages issus des classes populaires, il met en scène des revendications et des questionnements propres aux classes populaires. Le roman nous parle ainsi des conséquences de la conjoncture économique catastrophique, de grèves, de syndicats, de manifestations, de licenciements, de journaux dissidents, de répression policière… Autant de thématiques qui ne sont presque jamais abordées en fantasy, ou alors uniquement de manière très anecdotique (le seul exemple qui me vient à l’esprit est le diptyque de Clément Bouhélier, « Olangar », qui met lui aussi en scène une insurrection populaire, mais si vous avez d’autres références, je suis preneuse…). Pour toutes ces raisons, le roman apparaît évidemment comme engagé, même si, je le répète, il n’est absolument pas militant. Il ne s’agit pas ici de juger si tel ou tel système politique est meilleur qu’un autre, ni de diaboliser les dirigeants ou d’idéaliser les insurgés. L’auteur se plaît d’ailleurs à mettre en lumière les contradictions de la plupart des personnages, leur hypocrisie parfois, les choix discutables qu’ils ont pu faire… Ses personnages sont loin d’être des fanatiques convaincus d’œuvrer pour la bonne cause, mais plutôt des hommes et des femmes qui doutent en permanence et s’opposent constamment sur les méthodes ou les modes d’action à privilégier, et c’est cette complexité qui fait tout l’intérêt du roman.
China Mieville signe avec « Le concile de fer » un roman exigent et foisonnant prenant à nouveau place dans la fascinante ville de Nouvelle-Crobuzon. Si l’ouvrage est loin d’être parfait (les personnages ne sont pas vraiment à la hauteur et le rythme est très variable d’un chapitre à l’autre), il n’en demeure pas moins captivant, notamment en raison de son traitement des affaires politiques de la cité qui sont, pour une fois, abordées du point de vue des classes populaires. Un choix qui traduit évidemment un engagement politique (même si l’auteur se garde bien de prendre parti) et qui lui permet d’aborder un grand nombre de thématiques rarement évoquées en fantasy.
Voir aussi : Perdido Street Station (tome 1 et tome 2) ; Les Scarifiés
Autres critiques : Les Chroniques du Chroniqueur
4 commentaires
Tigger Lilly
Quelle chronique !
J’avais adoré Perdido… lu il y a bien 10 ans maintenant, bouh là là… Du coup, malgré tes bémols ça me donne envie de me replonger dans un Miéville ^^
Boudicca
Merci ! 🙂 Malgré les bémols il faut, il faut ! Ça reste super intéressant et original 🙂 Mon préféré reste cela dit pour l’instant le tout premier que j’ai lu de l’auteur : Les Scarifiés.
belette2911
Je voulais lire Merfer et « Caramba, encore raté » ! Pas trouvé le temps…
J’éviterai donc d’ajouter celui-ci, d’autant que je possède aussi « Kraken » si je ne dis pas de bêtises… 😆
Boudicca
Un China Mieville dans la PAL c’est déjà suffisant 😉