Fantastique - Horreur

Les Esseulées

Titre : Les Esseulées
Auteur/Autrice : Victor Lavalle
Éditeur : Actes Sud
Date de publication : 2024 (juin)

Synopsis : 1915. Adelaide Henry ne voyage pas sans son énorme malle fermée à clé. Car si la malle s’ouvrait, les gens autour d’elle pourraient bien disparaître. Son terrible secret a causé la mort de ses parents, et la voilà obligée de fuir la Californie. Avec une seule idée en tête – rejoindre le Montana. Elle fait partie de ces “esseulées” souhaitant profiter d’une nouvelle loi facilitant l’accès de la population à la propriété. Mais Adelaide n’est peut-être pas si seule qu’il y paraît. Et son terrible secret contient peut-être la clé de sa survie dans ce territoire hostile. Conçu par un maître contemporain du fantastique, Les Esseulées dépeint des aventurières aux prises avec l’horreur et la sororité.

1914, États-Unis : une femme et sa malle

Victor Lavalle a fait une entrée remarquée sur la scène de l’imaginaire en 2018 après la traduction par les éditions le Bélial de « La ballade de Black Tom », novella dans laquelle l’auteur mettait en lumière le racisme omniprésent dans l’œuvre de Lovecraft. Ont suivis l’année dernière « Le Changelin », un roman fantastique bouleversant questionnant la parentalité tout en se réappropriant une figure légendaire de notre folklore, mais aussi « Les esseulées », un ouvrage appartenant toujours au registre fantastique et se déroulant aux États-Unis au début du XXe siècle. L’action se passe en 1915 et met en scène une femme, Adelaide, dont les parents viennent de mourir (visiblement pas de causes naturelles) et qui décide donc de quitter la demeure familiale pour partir s’installer dans le Montana. Là, en dépit de son genre et de sa couleur de peau, on accepte de lui céder un petit lopin de terre qu’elle devra se débrouiller pour cultiver dans un environnement particulièrement hostile. Pour seuls vestiges de sa vie passée, Adelaide n’emporte que quelques affaires et une malle. Une malle incroyablement lourde, cadenassée par un solide verrou et dont elle ne doit sous aucun prétexte se séparer. En dépit de son isolement total dans ces grands espaces balayés par des vents violents et où les températures peuvent descendre jusqu’à moins 30°C l’hiver, notre héroïne va progressivement faire la connaissance de celles et ceux qui, comme elle, on choisit de s’installer sur ces terres reculées du Montana ou au sein de la petite ville la plus proche, Big Sandy. Elle rencontre alors plusieurs femmes qui, comme elle, ont pu accéder à la propriété en leur nom et vivent selon leurs propres termes. Si leur présence est désormais considérée comme normale et que leurs concitoyens les traitent avec la plus grande courtoisie, il ne faudrait toutefois pas grand-chose pour que le vernis de civilité craque et que l’indépendance de ces femmes ne soit considérée comme problématique. Or le contenu de la malle d’Adélaide pourrait bien être l’étincelle venue mettre le feu aux poudres…

Plongée dans le folklore américain

L’auteur s’inspire ici d’un moment assez peu connu de l’histoire américaine et rend un vibrant hommage à ces femmes qui ont profité des « Homestead Acts » pour accéder seules à la propriété et ont tenté de survivre dans un milieu franchement hostile. C’est avec beaucoup de plaisir que l’on découvre ce pan oublié de l’histoire du XXe siècle américain qui nous plonge dans une ambiance particulièrement propice au genre fantastique. Difficile en effet de ne pas être saisi par l’immensité de ces territoires quasi déserts, balayés par un vent violent qui ne s’arrête jamais, et dans lesquels s’élèvent ici où là les vestiges de villes devenues fantômes suite à la désertion de leurs habitants, partis après une énième épidémie, une crise économique ou tout simplement des conditions climatiques trop rudes. Outre l’histoire de ces « Esseulées », le roman fourmille de petites scènes mettant en avant différents aspects de ce folklore américain méconnu et qui m’ont personnellement flanquée une sacrée frousse. L’auteur joue également dans la première partie du roman sur le mystère savamment entretenu autour du contenu de la malle d’Adélaide, objet de convoitise et de curiosité mais aussi de terreur pour les malheureux l’ayant ouverte en dépit de la vigilance de sa propriétaire. Le suspens prend finalement fin dans la deuxième moitié du récit, ce qui n’empêche pourtant pas la tension de monter encore d’un cran supplémentaire. Car, comme souvent, l’effroi que l’on éprouve est causé moins par ce qui relève du surnaturel que par des comportements typiquement humains. Victor Lavalle met ainsi en scène ici toute une galerie de protagonistes touchantes et attachantes, mais aussi une belle brochette de cinglé.es ! Des personnages qui sont à l’image de l’environnement dans lequel ils doivent vivre : implacables, violents et imprévisibles. Or l’idée de savoir de tels individus rôder dans ces terres immenses, sans qu’on puisse déterminer où et quand ils frapperont, a de quoi donner des sueurs froides

Un rythme variable mais un propos passionnant

Le seul reproche que j’aurais à formuler à propos de ce roman concerne le rythme de l’intrigue qui connaît quelques moments de flottement, sans que ces passages en dents-de-scie ne viennent pour autant entamer l’enthousiasme initiale. On peine pourtant au début à comprendre où l’auteur souhaite nous emmener, celui-ci mettant du temps à poser le décor mais aussi à nous présenter les différents personnages dont il n’est pas toujours évident de deviner s’ils vont s’avérer secondaires ou au contraire déterminants pour la suite de l’histoire. La seconde moitié du roman est plus palpitante, avec des rebondissements inattendus et une intrigue se polarisant vraiment autour de deux types de personnages : ces esseulées pour qui le temps de l’indulgence semble terminé, et la bourgeoisie citadine qui entend modeler la communauté selon leur désir, en y extrayant, si besoin par la force, les éléments jugés perturbateurs. Victor Lavalle met ici en avant de façon très fine ce que signifie concrètement d’être une femme seule, qui plus est noire, aux États-Unis au début du XXe. Cela passe par de petites scènes ou remarques qui n’ont l’air de rien mais qui suffisent à faire comprendre le niveau de menace qui pèse sur elles et la vigilance permanente qu’elles sont contraintes de maintenir. Le roman permet également de mettre en lumière les conditions de vie incroyablement difficiles dans lesquelles ont vécu ces hommes et femmes, contraints de s’adapter à un environnement hostile et dangereux simplement pour pouvoir prétendre à la propriété.


Roman fantastique consacré à un pan méconnu de l’histoire des États-Unis, « Les Esseulées » est un bon roman mettant en scène une femme partie s’installer dans un territoire hostile avec une mystérieuse malle qu’il est visiblement préférable de ne pas ouvrir. Portée par des personnages forts et attachants ou au contraire effrayants et ambigus, l’histoire de Victor Lavalle séduit aussi bien par sa volonté de mettre en lumière la vie de ces femmes oubliées que par l’immersion qu’il propose dans ces immenses étendues hostiles et balayées par les vents.

Autres critiques : Belette2911 (The Cannibal Lecteur)

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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