Berlin 1933 – La presse internationale face à Hitler
Titre : Berlin, 1933 – La presse internationale face à Hitler
Auteur/Autrice : Daniel Schneidermann
Éditeur : Seuil / Points Histoire
Date de publication : 2018 / 2022
Synopsis : Quand Hitler arrive au pouvoir en janvier 1933, ils sont quelque 200 journalistes occidentaux en poste à Berlin. Très peu d’entre eux seront expulsés. La plupart vont rester dans la capitale du Reich.
Américains, Britanniques, Français, tous bons connaisseurs de l’Allemagne et souvent germanophiles, ils travaillent selon les standards démocratiques de la liberté de la presse. Mais leurs interlocuteurs quotidiens s’appellent Goering ou Goebbels. Alors qu’autour d’eux s’abattent bientôt les persécutions sur les Juifs et les opposants, ils se battent pour décrocher une confidence off the record ou la faveur d’une interview du dictateur. Pourquoi n’ont-ils pas alerté le monde sur la folie et la barbarie de l’hitlérisme, pourtant perceptibles dès le début ? L’anticommunisme viscéral de leurs employeurs, un air du temps qui banalise les dictatures, la sidération devant l’énormité sans précédent de ce que voient leurs yeux, et mille autres causes encore : tout se conjugue pour produire un aveuglement médiatique collectif qui ouvrira la voie, à partir de 1941, au déni planétaire de la Shoah.
La couverture de l’hitlérisme est une déroute du reportage.
Pourquoi n’ont-ils rien dit ?
« Est-ce à dire qu’aucun journaliste de 1923, de 1930, de 1932, n’a vraiment compris ce qui se jouait ? » En 2018, Daniel Schneidermann (fondateur de l’émission puis du site « Arrêt sur image ») sortait un essai historique consacré au traitement médiatique de la montée du nazisme en Allemagne par la presse étrangère. L’objectif est alors de répondre à une question simple mais qui taraude le journaliste : pourquoi n’ont-ils rien dit ? Commence alors une longue et parfois éprouvante plongée dans les archives de presse des années 1930 avec, très vite, un premier constat : la mauvaise qualité des informations fournies concernant la vraie nature du régime hitlérien. Pour ses recherches, l’auteur s’est plongé dans les articles de la presse française, anglaise et américaine de l’époque, ainsi que dans deux ouvrages majeurs concernant l’histoire de l’aveuglement médiatique de l’époque : « Beyond Belief » de Deborah Lipstadt, universitaire américaine (héroïne du film « L’affaire du siècle » sorti en 2017 et qui raconte le procès en diffamation que lui a intenté le révisionniste anglais David Irving), et « Buried by the times », de Laurel Leff, journaliste et enseignante. En dépit de la qualité de sa documentation, l’ouvrage ne ressemble pas tout à fait à un essai historique classique, et ce en raison de plusieurs partis-pris. La première particularité réside dans le choix d’une construction non chronologique, ce qui permet de suivre l’avancée de l’enquête de l’auteur comme elle s’est faite. L’important, c’est de capter l’état d’esprit des journalistes d’alors, alternant entre « indifférence, relativisme, absence de lucidité, compromission ou désir de croire que tout va revenir à la normale. » Parmi les autres partis pris de l’auteur, on peut citer la volonté se limiter aux années 1930 qui s’explique par le fait que la situation est totalement différente selon que la guerre a éclaté ou qu’elle n’est pas encore advenue. Enfin, l’auteur opte pour une posture de témoin à posteriori, grâce à tous les écrits laissés par les correspondants étrangers dont on sait qu’ils se retrouvaient quotidiennement autour de la même table dans une taverne dans le centre de Berlin, la Stammtisch. Une table à laquelle Daniel Schneidermann s’invite parfois, revenant ainsi fréquemment au « je », propre au parcours journalistique, et décortiquant ses propres réactions ou réflexes professionnels au fur et à mesure de ses découvertes. « Un récit de voyage conscient de ses limites, instrument de réflexion non conclusif, voilà ce que se veut ce texte. »
Mise en lumière de deux événements révélateurs
Cette plongée dans la presse étrangère des années 1930 commence par deux exemples particulièrement révélateurs de l’état d’esprit des correspondants allemands de l’époque, ainsi que du climat qui régnait alors en Europe. Le premier de ces événements est l’expulsion du journaliste Edgar Ansel Mowrer, premier reporter à avoir été expulsé d’Allemagne nazie à l’automne 1933 (Hitler arrive au pouvoir en janvier). Il est le correspondant à Berlin du « Chicago Daily News » depuis dix ans, et est exclu pour avoir décrit l’Allemagne nazie comme « un asile de fous » et pour avoir publié en 1933 « Germany puts the clock back », un livre qui relate des événements survenus en 1932 et qui témoigne, déjà, de la montée dramatique de l’antisémitisme dans la République de Weimar. « Dès cette époque, un correspondant de presse efficace, inséré dans la société, pouvait collecter tous des indices. » Ce que révèle le livre, c’est l’antisémitisme sous la République de Weimar, l’indifférence relative des médias étrangers lors de l’ascension au pouvoir d’Hitler s’expliquant ainsi en partie par le fait que, « du point de vue de l’antisémitisme, le 30 janvier 1933 ne marque pas de rupture radicale. » Le second événement mis en avant par l’auteur est la couverture médiatique de l’arrivée sur les côtes américaines du Saint-Louis, paquebot chargé de réfugiés juifs allemands et autrichiens qui arrivent, fin mai 1939, aux USA. Schneidermann se focalise sur le traitement du New York Times qui se contente du service minimum sur le sujet et ne montre aucune émotion face au sort de ces réfugiés. Or, ce manque d’émotion n’est pas une exception mais plutôt la règle. Il constate que, tout au long de la période, les informations de déportations, persécutions ou exécutions de masse sont souvent « noyées dans le tout venant des infos » et énoncées platement, parfois même avec quelques « notes d’optimisme » ahurissantes qui visent à dédramatiser l’événement.
Profil des correspondants de presse à Berlin dans les années 1930
Après cette première entrée en matière, l’auteur consacre l’essentiel de son ouvrage à relater comment s’est déroulée, dans les années 1930, la cohabitation entre une presse étrangère démocratique et un régime dictatorial. Il commence par dresser un portrait rapide du profil des correspondants étrangers de l’époque. En 1933, il y a environ une centaine de journalistes des démocraties occidentales à Berlin, et la plupart resteront jusqu’en 1941, soit huit ans pour rendre compte de l’emprise progressive du nazisme sur l’Allemagne. L’expulsion finale des journalistes des démocraties alliées a lieu en 1939 pour la France et l’Angleterre, et 1941 pour les USA. Ces journalistes ont généralement un profil assez similaire : ce sont surtout des hommes, plutôt chevronnés, désireux de bien faire leur métier, et qui s’éloignent rarement de Berlin. « Le groupe qu’ils forment va pourtant être la matrice du déni occidental de la persécution, puis de l’exécution des Juifs » car « c’est durant les premiers mois, peut-être même les premières semaine de 1933 que toute la presse occidentale construit cette forteresse d’aveuglement volontaire, dont elle ne s’est ensuite jamais délivrée. » Des reportages alarmants sont pourtant déjà présents, mais ils émanent notamment de la presse de gauche, suspecte (parfois légitimement) de recycler la propagande soviétique. DS explique en partie l’aveuglement des correspondants locaux par l’affection sincère qu’ils portent souvent à l’Allemagne dont ils ne veulent pas être exclus, mais aussi par un aspect purement mercantile : Hitler fait vendre. Il faut aussi comprendre que les journalistes ne bénéficient pas du même traitement en fonction de leur nationalité (les journalistes français, par exemple, sont les parias de la presse étrangère tandis que les Américains sont clairement privilégiés).
Cohabitation entre presse démocratique et dictature
L’auteur s’intéresse aussi à la façon dont ces correspondants s’informent. Cela passe, notamment, par le traditionnel repas « informel » entre dirigeants et groupe de journalistes (une pratique toujours vivace en France et qui continue à poser question). Or, participer à ces dîners implique évidemment de respecter un certain nombre de règles implicites ce qui, dans le cadre d’un régime dictatorial, pose encore plus de problème, car ces règles sont unilatéralement élaborées par le pouvoir. Ces rencontres, ainsi que les points presse des ministères, sont souvent les seules sources des correspondants étrangers. Bien sûr, ceux-ci disposent aussi d’informateurs dans la population, mais la nécessité de protéger leurs sources les oblige parfois à passer sous silence leurs témoignages. Les journalistes sont ainsi obligés d’être attentifs aux petits détails du quotidien : petites annonces, files d’attente devant les consulats étrangers… Certains sont cela dit tellement proches du pouvoir qu’ils vont jusqu’à s’auto-investir d’un rôle de diplomate, tentant de concilier les nazis et leurs adversaires, pointant du doigt les pratiques qui dégradent leur image à l’étranger, incapables de comprendre que la terreur n’est pas une erreur, elle est nécessaire au régime. Le journaliste Lochner est l’exemple le plus flagrant. L’auteur mentionne ainsi la présence de « personnes tampons » dont le but est de lisser l’image de l’Allemagne pour « l’arrimer fermement au camp des démocraties occidentales ».
Des contraintes plus ou moins présentes
L’ouvrage revient également sur les contraintes qui pèsent alors sur les journalistes étrangers et qui peut prendre différentes formes au début des années 1930, celle-ci s’accentuant considérablement à partir de 1939. Cela peut passer par de l’intimidation directe (Goering qui rappelle que le régime connaît toute leur correspondance privé), ou bien de la censure à posteriori (la presse nazie traîne dans la boue le correspondant responsable d’un article qui a déplu). L’auteur parle aussi d’auto-censure spontanée en raison des pressions, mais aussi de la capacité des nazis à appâter les correspondants. La situation des correspondants est en effet ambivalente car ils sont tenus à l’œil politiquement mais choyés matériellement (double ration à partir de 39, accès à des clubs privés…) Il y a aussi chez eux un désir de continuer d’accéder au cercle des dirigeants, de ne pas abandonner le terrain aux concurrents, ce qui implique de respecter les règles implicites du jeu. L’expulsion pure et simple est ainsi une menace permanente, et Edgar Mowrer ne sera d’ailleurs pas le seul journaliste a avoir été expulsé d’Allemagne. L’Anglais Pembroke Stephens, qui écrit qu’il est « impossible d’écrire la vérité sur l’Allemagne et de rester correspondant accrédité à Berlin » suit par exemple quelques mois plus tard, de même que la fameuse Dorothy Thompson, célèbre éditorialiste anglaise. Enfin, au nombre des contraintes rencontrées par les journalistes, l’auteur mentionne la volonté des propriétaires du journal d’orienter l’information et donne l’exemple d’un journaliste par ailleurs très chevronné et reconnu qui réalisera un reportage en Allemagne en 1932 sans jamais évoquer le sort des Juifs. Cet exemple témoigne selon Daniel Schneidermann « comme les meilleurs reporters peuvent se soumettre à la ligne que leur impose la direction de leur journal. Comme toute œuvre journalistique est, de fait, signé par l’auteur officiel et un co-auteur invisible, ses actionnaires. »
Réactions de la presse aux grands événement des années 1930
A ce portrait des correspondants et de leurs façons de travailler suit une analyse du traitement médiatique par la presse étrangère des principaux événements allemands des années 1930. En mars 1933, par exemple, on assiste à l’incendie du Reichstag et à l’arrestation de 5000 militants communistes. Or cet événement ne suscite aucun émoi dans la presse française, réaction que l’auteur associe à la peur du bolchevisme. « Ne pas se souvenir de la panique des bourgeoisies occidentales devant la possibilité d’une propagation de la révolution des « Rouges », c’est se condamner à ne rien comprendre des premiers mois de 1933. » Si journalistes et diplomates sont globalement peu ébranlés par la politique anticommuniste et antisémite des Nazis ils sont en revanche bouleversés par la Nuit des longs couteaux du 30 juin 1934 car elle touche des gens qu’ils connaissent, des membres du « petit establishment nazi » « Eux que laissaient globalement froids les mini-pogroms et les ratonnades des SA sont tétanisés par la purge politique » En septembre 1935, les lois de Nuremberg sont votées. Elles placent les Juifs Allemands quasiment hors-la-loi, les privant de tout droit et de toute protection légale. L’exclusion économique devient politique et civique. L’événement est totalement passé sous silence par la presse occidentale. Cette indifférence s’explique en partie par la survenue d’événements plus vendeurs (la guerre civile espagnole et les expéditions coloniales de Mussolini) mais aussi par la stabilisation progressive du régime hitlérien auquel on finit par s’habituer. En mars 1938, Hitler envahit l’Autriche. La presse française est scandalisée mais rien n’est stipulé sur le sort des juifs, pourtant massivement arrêtés, placés dans les camps, exilés, ou préférant se suicider. En septembre 1938 sont signés les accords de Munich. Daladier et Chamberlain lâchent la Tchécoslovaquie à Hitler. Cette fois c’est le soulagement qui prédomine dans la presse : la guerre est évitée. On assiste cela dit à un basculement à une franche hostilité contre Hitler : pas à cause de sa politique raciste, pas à cause du sort réservé aux opposants politiques (l’écrasement des communistes allemands est plutôt porté à son crédit) mais à cause de sa brutalité dans les relations internationales. Pour dire l’horreur de la Nuit de Cristal, « la presse internationale retrouve le même ton faussement factuel, la même absence d’émotion, qui caractérise depuis 1933 la couverture des persécutions antisémites. » Daniel Schneidermann attribue la sous médiatisation de l’événement à l’accoutumance, mais aussi cette fois à la peur. « La terreur hitlérienne s’étend aux pays voisins »
L’influence des patrons de presse
DS évoque aussi au cours d’un chapitre l’influence des patrons de presse de l’époque et met en lumière la profonde sympathie de certains pour le régime nazi. En effet, dans les années 1930 comme aujourd’hui, la presse est aux mains d’une poignée de milliardaires qui ont « le plus souvent investi dans la presse pour disposer d’un levier idéologique et d’un instrument d’influence personnel ». Cet état de dépendance économique est toutefois encore plus important dans les années 1930, si bien qu’il est fréquent que le patron d’un journal donne des consignes explicites à ses journalistes. Et l’auteur de citer les exemples des patrons du « Figaro », du « Temps » ou encore de « Matin » en France, mais aussi du « Daily Mail » en Angleterre. Dans ce chapitre, l’auteur revient aussi sur l’aventure éditoriale de la traduction française de « Mein Kampf ». On y apprend le refus catégorique de la part d’Hitler de le traduire en français en raison de son hostilité manifeste à la France, dont il ne tient pas à cabrer l’opinion publique. L’ouvrage sera alors traduit clandestinement par un éditeur indépendant d’extrême-droite à qui Hitler attentera un procès. Daniel Schneidermann cite également plusieurs exemples qui révèlent l’existence « d’un petit réseau européen de journalistes pro-hitlériens, intoxiqués par Hitler et contribuant eux-mêmes à intoxiquer les opinions européennes. » Enfin, il aborde le basculement après 1936 du traitement médiatique d’Hitler du côté du « people » (mode de vie, alimentation, famille…).
Et dans les années 1940 ?
Le dernier chapitre propose d’opérer un saut dans le temps et d’étudier la situation en 1942, alors que la guerre a commencé, que les premiers massacres ont été attestés, que les camps se remplissent. Et bien les œillères de la presse sont les mêmes : incrédulité, déni, aveuglement. Pourtant, le 17 décembre 1942, les Alliés condamnent le meurtre de masse des Juifs dans une déclaration. DS revient sur le rôle clé de Jan Karski (officier polonais envoyé témoigner du sort des Juifs polonais), qui apporte son témoignage clé sur les camps de la mort (on le fera clandestinement entrer dans le ghetto de Varsovie et dans un camp de concentration pour quelques heures), et sur la façon dont il a été ignoré aux États-Unis. Il aborde aussi le télégramme Riegner, responsable d’un véritable déclic aux États-Unis car l’alerte vient cette fois d’un industriel qui atteste de la volonté d’Hitler de « régler définitivement la question juive ». La presse traite le sujet de manière factuelle, froide. « Donc, comme depuis 1933, à la fois « on sait » et « on ne veut pas savoir ». Ou, pour le dire autrement : « Tout est dit. Rien n’est entendu. » L’auteur questionne aussi l’impact émotionnel de ces récits qui permettent de savoir, mais pas de se représenter, faute de détails et d’émotion (choses qu’on trouve dans l’autobiographie de Primo Levi et qui rend le livre si marquant) Le dernier propos de l’auteur est consacré à l’évolution de nos connaissances sur les rapports entre les nazis et l’agence Associated Press (agence de photo). En 2017, deux chercheurs poussent l’agence à révéler ses compromissions avec les nazis pour pouvoir continuer à exercer en Allemagne. L’exemple est édifiant et démontre comment « l’efficacité de l’agence, conjuguée à celle des nazis, [a permis] à l’Allemagne de prendre et de conserver (…) l’avantage dans la guerre des images. »
L’ouvrage dresse un portrait accablant de la presse étrangère basée en Allemagne dans les années 1930. Pour l’auteur, les correspondants de la presse internationale avaient deux missions : « alerter sur les bourreaux, donner un visage aux victimes. » En ce qui concerne le premier, ils étaient effectivement entravés par un certain nombre de contrainte (censure, poids des patrons de presse, souci de protéger les témoins, l’impossibilité de concevoir l’horreur absolue…) Malgré tout ils n’ont pas trouvé le ton approprié pour informer sur la dangerosité et le sérieux de la menace d’Hitler. Le pire des échecs, toutefois, reste celui de n’avoir pas su donner un visage aux victimes. Certes, le récit est émaillé de quelques « belles démonstrations de journalisme » (Edgar Mowrer, Pembroke Stephen et bien sûr Dorothy Thompson) mais ils sont relativement isolés. A la lecture des archives de la presse de l’époque, on est surtout frappé par la déshumanisation des victimes du nazisme : « Quasiment pas un visage, pas une voix, pas un portrait, pas une photo marquante, pas une incarnation. Rien. On ne les entend jamais parler. » Et de conclure, « La couverture de l’hitlérisme est une déroute du reportage. » Remarquablement documenté et captivant, l’essai de Schneidermann résonne encore aujourd’hui car il a pour mérite d’interroger les pratiques journalistes de manière générale et de pointer du doigt l’aveuglement de ses collègues d’aujourd’hui à au moins deux menaces déjà clairement identifiées en 2018 et qui paraissent, six ans plus tard, encore plus nettes : la montée de l’extrême droite et le réchauffement climatique.
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