Fantasy

La cité de soie et d’acier

Titre : La cité de soie et d’acier
Auteur/Autrice : Linda, Louise et Mike Carey
Éditeur : L’Atalante
Date de publication : 2023 (octobre)

Synopsis : Il était une fois… Lorsque les trois-cent-soixante-cinq concubines d’un sultan assassiné se voient condamnées à l’exil, elles unissent leurs forces et visent bien plus que la simple survie. Elles trouvent dans l’immensité du désert et aux marges de la société des alliés inattendus, fondent une communauté et soulèvent une armée en vue de reconquérir leur foyer. Bessa. La Cité de soie et d’acier. La Cité des Femmes.

Quand Hakkim s’est emparé de Bessa, il a jeté ses rires et ses arts au bûcher. Il a tué la joie de la ville, qui n’est aujourd’hui plus qu’une coquille vide. Mais nous, il nous a exilé, et dans le désert, nous sommes devenues une cité à part entière. C’est donc ce que nous allons faire. Ramener la cité dans la cité, répandre ce qui devrait être dans les rues de ce qui était, et nous le réapproprier. Voilà ce que nous allons faire : reconquérir Bessa.

Conte d’une cité de femmes

« Jadis existait une cité de femmes. » C’est avec ces mots que débute le nouveau roman de Mike Carey, co écrit pour la première fois avec Linda et Louise Carey. Fortement inspiré sur le fond comme sur la forme par les « Milles et Une Nuits », le récit se compose d’une dizaine de contes imbriqués les uns dans les autres et dont chacun des personnages est lié, plus ou moins directement, au sort de la cité de Bessa. Une cité sur laquelle règne un sultan au pouvoir depuis de longues années mais ne possédant que peu de goût pour les affaires politiques, préférant les plaisirs dispensés par ces trois-cent-soixante-cinq concubines. Le calme du sérail va cependant voler en éclat lorsque le sultan en question est détrôné par un fanatique faisant l’apologie de l’ascèse et exécrant par conséquent par dessus tout les plaisirs de la chair. Si les épouses et enfants directs du sultan doivent mourir, le sort des concubines, lui, est moins sévère, puisqu’on les envoie sous escorte afin qu’elles rejoignent le harem d’un autre souverain voisin. Pour atteindre Perdondaris, toutefois, il faut entreprendre un long voyage dans le désert au cours duquel bien des choses peuvent basculer. Et c’est justement ce qui se passe lorsque les femmes du sérail, qui s’étaient jusqu’ici docilement soumises aux injonctions du nouveau leader de Bessa, vont tenter de reprendre leur destin en main. Le leur, mais aussi celui de leur ville, qu’elles entendent bien libérer du joug des Ascètes. A cette histoire qui constitue le fil rouge du roman se greffe toute une série de récits plus ou moins longs adoptant la forme d’un conte et retraçant le parcours de tel ou tel personnage important de l’intrigue. L’un raconte comment une jeune fille dépossédée de son propre corps et de son avenir va devenir l’élève du roi des Assassins et ainsi reconquérir sa liberté. L’autre relate la vie mouvementée d’un voleur de chameaux particulièrement rusé et doté d’un don incomparable pour raconter des histoires. Un autre encore narre comment une jeune fille ayant intégré malgré elle le sérail du sultan parvint à exercer une grande influence sur la politique de la ville de Bessa, sans renoncer pour autant à son premier amour.

Un roman féministe et politique

Tout ces contes emboîtés livrent le récit d’une ville ayant désormais acquis le statut de légende. Une ville dans laquelle les femmes sont traitées en égal des hommes, où elles peuvent gouverner, commercer, se marier selon leur bon vouloir, et même combattre. Une ville qui fait figure d’oasis dans le désert, les cités environnantes dépeintes par les auteures étant régies selon un régime patriarcal strict. Leur corps ne leur appartient pas, aussi sont elles régulièrement confrontées à des violences, ou des pratiques comme le mariage forcé. Elles sont aussi totalement exclues de la vie politique, et même de l’espace public en général, dans lequel elles ne s’aventurent seules qu’à leurs risques et périls. Au milieu de cet environnement hostile et étouffant, Bessa et son régime, non pas matriarcal mais égalitaire, font au contraire figure de bouffée d’air frais. Le roman porte ainsi un message féministe puisqu’il met en scène l’instauration d’une nouvelle société basée sur l’égalité de toutes et tous et donc la disparition totale des rapports de domination entre les sexes. Les femmes étant les principales victimes du régime antérieur (notamment après l’avènement de fanatiques religieux qui durcissent encore davantage les règles auxquelles elles doivent obéir) ce sont évidemment elles qui représentent le fer de lance de la révolution en cours. Difficile de ne pas faire le parallèle avec les événements qui ont secoué l’Iran il y a maintenant plus d’un an et dans lesquels les femmes jouèrent là aussi un rôle de premier plan dans un contexte de rigueur religieuse similaire. Le roman de Linda, Louise et Mike Carey livre aussi un message politique puisqu’il met en scène une sorte d’utopie. La libération des femmes de Bessa s’accompagne en effet d’une expérimentation démocratique, avec la disparition du principe du chef unique duquel dépendent toutes les décisions, remplacé par une assemblée librement constituée et mouvante dans laquelle tout le monde peut intervenir, se faire son avis, exprimer ses réserves, et participer aux prises de décision. Il n’est toutefois pas question ici de dépeindre une démocratie idéale dans laquelle tout serait facile, les auteures insistants sur la lenteur des débats, leur caractère improductif parfois et la frustration qu’ils peuvent engendrer. L’expérimentation dépeinte ici n’en est que plus inspirante.

-Tu parles d’un modèle politique où une seule personne gère l’État et incarne la loi ?
-Oui.
-Désolée, Jamal, mais c’est de la merde. Ça se produit souvent, et à chaque fois c’est de la merde. Le problème, c’est que celui ou celle qui obtient le pouvoir se traîne les mêmes conflits intérieurs, le même sac de nœuds, que n’importe quel quidam croisé dans la rue. Tu dis que les comités sèment le chaos ? Eh bien, chacun et chacune d’entre nous est un comité en soi, avec toutes sortes de désirs, d’instincts, d’idées, de croyances non interrogées, qui tirent à hue et à dia. Chaque roi est un comité. L’astuce n’est pas d’éliminer le conflit, mais de concevoir une machine – un État – qui permet de passer toutes les idées à la trémie pour écarter tant bien que mal les folles, les malsaines, les idiotes, les impossibles. Voilà ce qu’est le Jidur. Ou, en tout cas, voilà ce que nous voulons en faire.

Des héroïnes inoubliables

Le roman ne vaut cela dit pas que pour les messages qu’il porte, puisqu’il nous livre aussi une série de contes dignes de ceux de Shéhérazade, et donc plus captivants les uns que les autres. Tous les chapitres sont dignes d’intérêt et, quand bien même certains contes tardent parfois à se rattacher à la trame principale, on se laisse aisément bercer et émerveiller par l’histoire qui nous est narrée. Parmi les plus développées, celui de Zuleika donne à voir la transformation d’une jeune fille désespérée et à l’avenir tout tracé en une assassine puissante et maîtresse de son destin. Le parcours de Jamal, prince soustrait in-extremis à la tuerie et caché parmi les enfants des concubines, est lui aussi passionnant et donne à voir un point de vue alternatif sur la révolution en cours à Bessa. Ma préférence va toutefois à Rem, jeune femme dotée par les djinns du don de prescience, et qui tente par tous les moyens possibles de sauver les ouvrages de la bibliothèque de Bessa du fanatisme des Ascètes. Une histoire qui rappelle là encore de véritables événements historiques, ainsi que l’excellente bande dessinée « La bibliomule de Cordoue » de Wilfrid Lupano qui relate aussi cette histoire à même d’émouvoir n’importe quel bibliophile. Quelque soit le conte et le type de personnage qui y est mis en scène (simple figurant ou de premier plan), toutes celles et ceux qui interviennent dans le récit bénéficient d’un portrait soigné et d’une psychologie convaincante, y compris ceux qui souhaitent par dessus tout la chute de Bessa. La plume, elle, est élégante et parvient sans mal à transporter le lecteur dans cet Orient fantasmé, peuplé de djinns, de sultans, de confréries d’assassins, de voleurs de chameaux et de femmes belles, fortes et libres.

« La cité de soie et d’acier » est un roman écrit à six mains qui s’inspire des « Milles et une Nuits » et nous raconte la création d’une cité orientale dans laquelle le patriarcat a été mis à bas par les anciennes concubines du sultan qu’elles étaient censées suivre dans la mort. Composé d’une succession de contes mettant en lumière l’histoire de tel ou tel protagoniste, l’ouvrage séduit autant par la qualité de ses protagonistes que par le talent de conteur/conteuse déployé par le trio Carey. Passionnant et émouvant.

Autres critiques :  ?

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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