La bibliomule de Cordoue
Titre : La bibliomule de Cordoue
Scénariste : Wilfrid Lupano
Illustrateur : Léonard Chemineau
Éditeur : Dargaud
Date de publication : 2021
Synopsis : Califat d’Al Andalus, Espagne. Année 976
Voilà près de soixante ans que le califat est placé sous le signe de la paix, de la culture et de la science. Le calife Abd el-Rahman III et son fils al-Hakam II ont fait de Cordoue la capitale occidentale du savoir. Mais al-Hakam II meurt jeune, et son fils n’a que dix ans. L’un de ses vizirs, Amir, saisit l’occasion qui lui est donnée de prendre le pouvoir. Il n’a aucune légitimité, mais il a des alliés. Parmi eux, les religieux radicaux, humiliés par le règne de deux califes épris de culture grecque, indienne, ou perse, de philosophie et de mathématiques. Le prix de leur soutien est élevé : ils veulent voir brûler les 400 000 livres de la bibliothèque de Cordoue. La veille du plus grand autodafé du monde, Tarid, eunuque grassouillet en charge de la bibliothèque, réunit dans l’urgence autant de livres qu’il le peut, les charge sur le dos d’une mule qui passait par là et s’enfuit par les collines au nord de Cordoue, dans l’espoir de sauver ce qui peut l’être du savoir universel. Rejoint par Lubna, une jeune copiste noire, et par Marwan, son ancien apprenti devenu voleur, il entreprend la plus folle des aventures : traverser presque toute l’Espagne avec une « bibliomule » surchargée, poursuivi par des mercenaires berbères.
– Ça ne tient pas.
_ Ça ne peut pas tenir, il faut plus de cordes.
– Il y a trop de livres.
– Il n’y a PAS trop de livres !
Un quatuor de choc
Wilfrid Lupano est un scénariste prolifique à qui l’on doit ces dernières années un grand nombre de bandes dessinée remarquables et surtout très variées. Un point commun relie toutefois la fantasy fromagère de « Traquemage », la satyre sociale des « Vieux fourneaux » ou encore la tendre histoire d’amour (muette) de deux petits vieux Bretons de « Un Océan d’amour » : l’humour. Un ingrédient dont l’artiste est particulièrement friand et qu’il a cette fois décidé de mettre à l’épreuve d’un événement historique pourtant pas franchement marrant. Nous sommes à la fin du Xe siècle, dans le califat de Cordoue qui englobe alors une bonne partie de la moitié sud de l’Espagne. Là, les règnes successifs de deux califes moins enclins à guerroyer qu’à développer l’attractivité culturelle de leur capitale (Abd al-Rahmân III et al-Hakam II) ont permis à la région de conserver une certaine stabilité, en dépit de l’hostilité des royaumes chrétiens du nord et de la dynastie des Abbassides, désormais implantée à Bagdad. Hélas, toutes les bonnes choses ont une fin, aussi lorsque le calife al-Hakam meurt en laissant un fils trop jeune pour diriger, c’est son vizir, al-Mansûr, qui prend les reines du pouvoir. Or, pour asseoir son autorité, le nouvel homme fort du régime est bien décidé à rompre avec l’héritage de ses prédécesseurs. Cela passe évidemment par la reprise de la guerre dans le but d’étendre les frontières du califat, mais aussi par un durcissement de la doctrine religieuse. Première cible des instances religieuses ? La bibliothèque de Cordoue, la plus grande d’Occident, dans laquelle les précédents califes ont réuni plusieurs centaines de milliers d’ouvrages. L’épisode de l’incendie d’une partie des collections de cette fameuse bibliothèque sur l’ordre du vizir al-Mansûr est brièvement mentionné par quelques sources postérieures, ce qui rend difficile aujourd’hui pour un historien de définir avec précision les circonstances dans lesquelles il se déroula. C’est néanmoins cet épisode qui sert de trame à Wilfrid Lupano pour ce roman graphique mettant en scène un groupe de quatre personnes tentant de sauver une poignée de précieux ouvrages, volés à la bibliothèque juste avant qu’ils ne partent en fumée. Le premier, Tarid, est le bibliothécaire en chef, un eunuque qui a consacré toute sa vie aux livres et à leur préservation. La seconde, Lubna, est une esclave copiste travaillant avec Tarid et elle aussi bien déterminée à sauver ces ouvrages auxquels elle a consacré une bonne partie de sa vie. Les deux suivants sont bien moins enthousiastes et se retrouvent mêlés à la mission désespérée des deux autres un peu par hasard. Le premier, Marwan, est un ancien disciple de Tarid devenu (mauvais) voleur sans véritable but. Le second… est une mule ! Une mule têtue (évidemment), revêche et visiblement peu intéressée par la noble quête de ses compagnons de route à qui elle mène la vie dure.
Tarid a passé sa vie à prendre soin des livres de cette bibliothèque. Près de quarante années employées à protéger chaque ouvrage de l’humidité, des moisissures, des souris, de la lumière… A faire recopier les ouvrages fanés ou abîmés devenus difficiles à lire, à faire consolider les reliures, à inventorier, classer, dépoussiérer. Il ne connaît rien d’autre. C’est son cœur qui se consume la-bas. C’est lui qu’on brûle.
Quand histoire rime avec humour et émotion
L’ouvrage repose sur une solide documentation que l’on perçoit à la fois dans le scénario mais aussi grâce aux annexes qui accompagnent la bande dessinée : magnifique carte annotée représentant le monde méditerranéen à la fin du Xe et plusieurs pages de notes historiques signées par Pascal Buresi, directeur de recherche au CNRS. Le scénario est, comme souvent, bourré d’inventivité et de retournements de situation rocambolesques qui feront régulièrement naître un sourire sur le visage du lecteur (mention spéciale pour la mule accro au traité du mathématicien Al Khwarizmi, un running-gag qui fonctionne tout au long du récit). Le charme de la bande dessinée tient également à l’émotion qu’elle suscite chez le lecteur, forcément aussi touché que Tarid et Lubna à l’idée de tous ces lives et tout ce savoir partant en fumée. Cet effroi commun et cet amour des livres partagé expliquent d’ailleurs en grande partie la profonde affection qui unit immédiatement le lecteur à ces deux personnages avec lesquels on éprouve une grande complicité et qui sont capables de nous faire passer du rire aux larmes en l’espace de quelques cases. Leur profil bien particulier permet de plus à l’auteur de dresser le portrait de l’esclavage tel que pratiqué au Moyen Age sur les terres musulmanes et qui diffère de l’image anachronique que l’on peut avoir aujourd’hui. Le personnage de Marwan parvient lui aussi à susciter sans difficulté l’empathie, moins en raison d’un sentiment d’identification qu’à cause de sa maladresse qui le rend particulièrement touchant. Ensemble, le petit groupe va traverser de nombreuses épreuves qui vont contribuer à forger un lien puissant entre eux et le lecteur qui se sent parti prenante de cette périlleuse expédition. Les graphismes de Léonard Chemineau sont pour leur part très réussis, notamment en ce qui concerne la représentation des personnages dont les expressions sont toujours faciles à déchiffrer et provoquent efficacement émotion ou rire. L’artiste se plaît en effet à renforcer l’humour qui imprègne le scénario en forçant certains traits ou en mettant ses personnages dans des situations invraisemblables. Certaines planches n’ont même pas besoin de dialogues, le dessin seul permettant alors de saisir les émotions éprouvées par les fugitifs ou de souligner l’humour émanant de telle ou telle scène.
Avec « La bibliomule de Cordoue » le duo Lupano/Chemineau nous offre un très beau roman graphique qui bouleversera les amateurs de livres autant qu’il les amusera. Mêlant astucieusement contextualisation historique, traits d’humour et émotion, le scénario de Wilfrid Lupano nous entraîne sur les routes du califat de Cordoue au Xe siècle aux côtés d’un groupe hétéroclite de personnages bien décidés à sauver une poignée d’ouvrages issus de la bibliothèque de la destruction. De l’humour, de l’aventure, des personnages amoureux des livres : autant d’ingrédients présents ici et qui font de cette bande dessinée un superbe ouvrage, à mettre entre toutes les mains.
Autres critiques : ?
5 commentaires
belette2911
Un magnifique romans graphique ! Lu fin 2021 et j’en garde encore un souvenir ému 🙂
Boudicca
Cela faisait longtemps qu’il était dans ma PAL, je ne regrette pas de l’en avoir sorti 😉
Baroona
« Certaines planches n’ont même pas besoin de dialogues » : c’est l’une des plus grandes forces de la BD je trouve, le fait que l’aspect graphique en dise autant que le texte, que ça ne soit pas juste des mots accolés à des dessins mais bien un tout unique. Une excellente BD !
Boudicca
Tout à fait 🙂
Tigger Lilly
C’est vraiment une super bd, j’avais adoré. Faudra que je la relise à l’occasion.