Science-Fiction

La peste du léopard vert

Titre : La peste du léopard vert
Auteur : Walter Jon Williams
Éditeur : Le Bélial (collection Une Heure Lumière)
Date de publication : 2023

Synopsis : Après avoir été un singe, Michelle est désormais une sirène planant sur les coraux micronésiens. Car ici, dans ce lointain futur où le travail, la famine et la mort ne sont plus que des reliques obscures, recombiner son génome pour adopter l’apparence et les aptitudes les plus diverses est monnaie courante. Longues ailes rétractiles et branchies, donc, pour Michelle, qui mène une existence paisible dans les îles Chelbacheb. Jusqu’à ce qu’elle entreprenne des recherches biographiques au sujet d’un certain Jonathan Terzian, philosophe et auteur de la révolutionnaire Théorie de la Corne d’abondance. Un homme disparu depuis des siècles, mais dont le destin semble lié à la première épidémie transgénique — la fameuse Peste du Léopard vert ayant pavé le chemin de ce futur inouï… Qu’est-il advenu de Terzian et de celle qui semblait être sa compagne ? Que postule sa théorie, et en quoi son héritage a-t-il façonné le monde de Michelle ? Le prix du savoir est parfois drastique. Nul doute que la sirène devra s’en acquitter…

Ce que je crains, c’est que lorsque la situation deviendra désespérée, nous ne soyons pas plus gentils que vos Soviétistes pour parvenir à nos fins. Nous veillerons à ce que le bas peuple fasse son boulot, même si nous devons en tuer une moitié pour convaincre l’autre que nous ne plaisantons pas. Le terme technique pour ça, c’est l’esclavage. Et si une personne d’ascendance africaine n’est pas sensible à ce problème potentiel, alors vous m’en voyez fort surpris.

Un futur méconnaissable

Fidèle à son cahier des charges, la collection Une Heure Lumière du Bélial s’enrichit d’une quarante-septième novella récompensée par un prestigieux prix littéraire et écrite par un auteur étranger d’envergure mais peu traduit en France. Avec « La peste du léopard vert », Walter Jon Williams nous entraîne dans un futur lointain dans lequel l’organisation sociale et les conditions de vie des individus n’ont visiblement plus rien à voir avec les nôtres. Parmi les principaux changements, on peut notamment citer le fait que les gens sont devenus presque immortels, puisqu’ils peuvent transplanter leur conscience dans n’importe quel corps. Un corps qui peut désormais revêtir n’importe quel forme, chacun étant libre de choisir l’apparence qu’il désire avoir. C’est ainsi que Michelle, notre protagoniste, est passée très récemment d’un corps de singe à celui d’une sirène ayant élu domicile dans les eaux des îles Chelbacheb, en Océanie. C’est là que deux intrigues vont progressivement se mettre en place. La première concerne l’ancien amant de la jeune femme, un certain Darton, qui tente désespérément de la localiser, arpentant le lagon en lui criant son amour sans que la sirène ne daigne se manifester. La seconde est en lien avec un travail qu’elle va accepter de réaliser pour le compte d’un chercheur actuellement occupé à écrire la biographie d’une des personnalités les plus marquantes de l’histoire. Cette célébrité c’est Terzian, philosophe à l’origine de la théorie de la « Corne d’abondance » qui permis la transition entre notre système actuel et celui du futur dans lequel vit Michelle. Or, en dépit de toutes les études réalisées sur le personnage, un trou de quelques semaines persiste dans l’histoire de sa vie. Particulièrement habile pour remonter les traces laissées sur internet ou les images de vidéo surveillance par nos contemporains, la sirène va alors se lancer dans une enquête virtuelle pour tenter de comprendre ce que l’intellectuel a bien pu faire pendant ces mystérieuses semaines. Rapidement, elle découvre que sa disparition temporaire a probablement un lien avec la « Peste du Léopard vert », épidémie qui a, peu de temps après sa réapparition, frappé le monde, provoquant ainsi un changement de société pour le moins radical.

La philosophie politique en application

La collection est, en elle-même, un gage de qualité, aussi la novella de Walter Jon Williams se révèle-t-elle sans surprise tout à fait passionnante. L’auteur se plaît à mélanger les genres, alternant entre une ambiance digne d’un thriller dès lors qu’il est question de retracer le parcours de Terzian, et un cadre purement SF lorsqu’il s’agit d’évoquer les conditions de vie de Michelle. L’enquête menée par cette dernière est captivante et astucieusement construite. D’abord parce qu’elle permet de réaliser à quel point les logiciels de reconnaissance faciale et autres caméras présentes partout dans l’espace public peuvent se révéler intrusifs et rendent quasiment impossible de ne pas laisser de traces de notre passage. Ensuite parce que, si ces traces numériques permettent à la sirène de saisir une grande partie du tableau, certaines subtilités liées aux relations humaines et aux émotions des personnes impliquées lui échappent complètement. Cela la conduit parfois à effectuer de fausses interprétations, erreurs que le lecteur peut immédiatement relever puisque une bonne partie de la novella est écrit du point de vue de Terzian. On assiste ainsi en parallèle de l’enquête à la véritable histoire du philosophe qui, par un concours de circonstances, se retrouve mêlé à une course poursuite mortelle visant deux scientifiques détenteurs d’une innovation biologique majeure. L’autre intrigue mettant en scène l’ancien amour de l’héroïne apparaît comme secondaire pendant une bonne partie de l’histoire mais parvient tout de même à nous interpeler grâce à l’aura de mystère qui entoure le passé de Michelle. Le futur dans lequel cette dernière réside n’est que peu détaillé, et ce d’autant plus qu’elle a choisi de vivre retirée du monde, mais l’auteur parvient tout de même à nous faire part des principaux changements qui ont eu lieu. Changements intimement liés à la fois à la mystérieuse épidémie mais aussi à la théorie politique formulée par ce fameux Terzian. Les réflexions de Walter Jon Williams à se propos sont intéressantes, ce dernier se livrant à une critique féroce du mode de fonctionnement capitaliste tout en mettant le doigt sur les difficultés inhérentes à un bouleversement radical du système.

« La peste du léopard vert » est une très bonne novella dans laquelle Walter Jon Williams met en scène une société futuriste radicalement différent de la notre suite à l’émergence simultanée d’une épidémie mondiale et d’une théorie politique révolutionnaire, et dans lequel changer de corps deviendrait aussi facile que changer de chemise. Mélangeant habilement science-fiction et thriller, l’auteur nous invite ici à nous interroger sur les travers de nos sociétés ainsi que sur les conséquences inattendues soulevées par la concrétisation d’un projet pourtant réalisé à titre purement philanthropique. Un texte qui fait réfléchir mais qui se révèle aussi amusant et surprenant.

Autres critiques :  ?

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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