Le dernier des aînés
Titre : Le dernier des aînés
Auteur : Adrian Tchaikovsky
Éditeur : Le Bélial (collection Une Heure Lumière)
Date de publication : 2023 (août)
Synopsis : Lynesse Quatrième Fille, princesse de Praimesite, n’ignore rien de la légende : le grand Nyrgoth l’Aîné a jadis usé de ses pouvoirs pour libérer le royaume du terrible Ulmoth. Aussi, quand un redoutable démon voleur d’esprits apparaît dans l’Ordibois, Lyn n’a guère le choix : il lui faut aller requérir l’aide du sorcier, au nom du pacte qui lie ce dernier à la famille royale depuis trois générations. Or, Nyrgoth, de son nom véritable Nyr Illim Tevitch, n’est autre qu’un anthropologue terrien venu sur la lointaine planète Sophos 4 à seules fin d’études – en toute discrétion, et sans interférer. Une règle d’or qu’il a déjà brisée du temps d’Astresse, la grand-mère de Lyn. Acceptera-t-il de sauver une nouvelle fois ce monde, quitte à bafouer les lois qui lui sont imposées ? Et quand bien même, pourra-t-il seulement vaincre le démon en question ? Entre devoir et morale, la rencontre de ces deux êtres inconciliables pourrait bien changer l’ordre des choses…
Sans émotion pour m’influencer, ma conduite se fonde uniquement sur le fait que j’ai déjà pris cette décision dans des circonstances similaires. En tout cas, c’est que que j’inscrirai dans mon rapport. Il se pourrait que le SDC soit saturé. A moins que je n’aie fini par me résigner à n’être qu’un très mauvais anthropologue. Ce qui serait vraiment dommage, puisque je suis peut-être le dernier.
Un savant mélange de SF et de fantasy
La collection Une Heure Lumière du Bélial s’enrichit avec ce quarante-sixième ouvrage d’une nouvelle pépite signée Adrian Tchaikovsky. Le format adopté ici reste court, mais la novella s’inscrit malgré tout parmi les plus longs textes édités dans la collection. Avec « Le dernier des aînés », l’auteur nous entraîne dans une histoire qui ravira aussi bien les amateurs de science-fiction que ceux de fantasy, puisque ce court roman peut se revendiquer (et ce n’est pas banal) des deux genres. En effet, l’histoire nous est narrée selon le point de vue de deux protagonistes et, selon celui que l’on va suivre, on ne va pas du tout avoir la même vision de la situation ni du monde dans lequel se déroule l’intrigue. Le premier de ces deux protagonistes est Lyn (ou, pour être plus exact, Lynesse Quatrième fille), la princesse d’un royaume qui a décidé d’en appeler à un puissant sorcier, désormais retiré du monde mais ayant conclu autrefois un pacte avec sa famille. Son objectif est de le pousser à sortir de sa tour pour l’aider à affronter le démon qui sème la terreur dans un territoire voisin, chose que sa mère et l’ensemble de la cour, réprouvent fortement, ce qui l’oblige à agir dans la clandestinité. Passionnée par les histoires de monstres, de magie et de combats épiques, la jeune fille entend répondre au cynisme et à la déception de sa famille par l’accomplissement d’une quête certes périlleuse, mais qui, avec l’aide du magicien, pourrait enfin faire d’elle une princesse reconnue et admirée de tous. Le second héros du roman n’est autre que ce sorcier, Nyr, qui ne possède en fait aucun pouvoir magique. Et pour cause, puisqu’il s’agit d’un anthropologue envoyé étudier les habitants de cette colonie fondée par les humains il y a plusieurs siècles. Laissé seul sur cette petite planète après la disparition de ses collèges et l’arrêt total de toute émission venue de la Terre, le scientifique dispose de toute une batterie de technologies qui lui permettent de prolonger sa vie et d’observer les habitants de la planète avec lesquels il n’est pas censé interférer puisqu’il n’est là qu’en tant qu’observateur. Le doute le ronge cependant : et s’il était le dernier à se souvenir des origines de cette planète et de la Terre ? Quel sens cela aurait-il alors de continuer à se cloîtrer dans son avant-poste ? Et si l’appel au secours de Lyn lui fournissait l’occasion de rompre sa solitude et de vivre une palpitante aventure ?
Une histoire, deux interprétations
Le roman alterne entre l’un et l’autre des points de vue, ce qui nous permet d’appréhender la situation dépeinte de manière totalement différente. En effet, nombreuses sont les technologies sophistiquées utilisées par les premiers colons à être restées sur place bien après que la population ait totalement oublié leurs origines ainsi que l’existence même des robots et autres machines. Si Nyr identifie sans mal un drone ou une quelconque autre technologie lui paraissant parfaitement banale, Lyn, elle, va y voir un monstre ou un démon doté de pouvoirs exceptionnels et d’une apparence effrayante. Ce n’est certes pas la première fois qu’un auteur tente de mêler fantasy et science-fiction : on pense beaucoup par exemple au « Livre de Koli », publié récemment par Mike Carey, ou encore à l’œuvre la plus connue de Javier Negrete qui reprenait un peu le même concept dans les derniers tomes de sa série. Il faut toutefois reconnaître qu’Adrian Tchaikovsky s’y prend ici à merveille, et que la construction de son intrigue permet astucieusement de maintenir constamment en éveil l’intérêt du lecteur. Les deux personnages sont pour leur part aussi attachants l’un que l’autre, et il est amusant de les voir se parler sans parvenir à toujours se comprendre en raison du décalage profond entre leur culture. Le chapitre mêlant brièvement le point de vue des deux protagonistes est notamment remarquable et permet à la fois de se rendre compte du fossé séparant les deux personnages, mais aussi de souligner la beauté que peut receler cette histoire, et ce quelque soit le genre littéraire avec lequel on choisit de la raconter. La langue elle-même paraît jouer contre le scientifique puisque, lorsqu’il tente d’expliquer qu’il n’est pas le sauveur tout puissant que la jeune Lyn espère, celle-ci ne possède par les mots ni les concepts nécessaires pour le comprendre. Pour elle, il reste un sorcier, capable de parler aux monstres et aux démons, de repousser une attaque par la pensée ou de ne ressentir aucune émotion, tandis que tous ces prodiges trouvent au contraire une explication parfaitement cartésienne du point de vue de Nyr. A l’envers, ce dernier ne parvient pas toujours à saisir les codes de ce monde qu’il connaît finalement très mal et dont il doit se familiariser avec des aspects aussi basiques que la façon dont on s’adresse respectueusement à une personne, ou avec des facteurs plus complexes tels que la hiérarchie sociale ou la géographie des lieux. On prend ainsi autant de plaisir en tant que lecteur à découvrir l’intrigue du point de vue de Lyn ou de Nyr, avec l’impression de suivre parallèlement deux histoires différentes réunies en une.
« Le dernier des aînés » est une excellente novella dans laquelle Adrian Tchaikovky mêle astucieusement fantasy et science fiction grâce à deux personnages appartenant à deux civilisations dont le degré de sophistication technologique est extrêmement différent. L’alternance entre le point de vue de la princesse et de l’anthropologue permet ainsi de vivre en même temps le récit d’une quête épique peuplée de sorciers, de princesses guerrières et de démons terribles, que celui d’une expérience spatiale ayant dérapé et dont il s’agit à présent de gérer les conséquences. Les deux sont aussi passionnants l’un que l’autre.
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