Fantasy

Frontière[s]

Titre : Frontière[s]
Directrice : Stéphanie Nicot
Auteurs/Autrices : Estelle Faye – La main à quatre doigt ; Charlotte Bousquet – La danse de Salia ; Jean-Claude Dunyach – La Ville, ce soir-là ; Paul Beorn – Le dernier royaume ; Thibaud Latil-Nicolas – L’éthique du guerrier ; Rachel Tanner – Exodus ; Patrick Moran – Ulaanbaator ; Ariel Holzl – Cieux d’artifice ; Johan Héliot – Comme un long hurlement d’acier aux frontières du réel ; Floriane Soulas – Les enfants prodigues ; Loïc Henry – Les frontières de pluie ; Ketty Steward – Serrez à droite ; Sylvie Miller – Pépin et les tracas d’un roi ; Raphaël Bardas – Coureur des bêtes
Éditeur : Mnémos
Date de publication : 2021 (octobre)

Synopsis : L’anthologie des Imaginales 2021 explore de multiples frontières : celle dont on ne revient pas (« La Ville, ce soir-là », « Le Dernier Royaume »), celle qu’un feu dévorant abolit (« La Danse de Salia »), celle qui annonce la fin des explorations (« Comme un long hurlement d’acier aux frontières du réel »), ou encore celle qu’un empire replié sur lui-même interdit sous peine de mort (« Cieux d’artifice »). Les frontières protègent parfois, au moins dans certains imaginaires, mais elles sont souvent pré­textes à conflit (« Exodus », « Pépin et les tracas d’un roi ») ; des soldats s’y affrontent (« L’Éthique du guerrier »), des rebelles les transgressent (« La Main à quatre doigts »). Périphérique parisien devenu ligne de démarcation (« Serrez à droite »), cité post-apo ouverte à tous les trafics (« Ulaanbaatar »), naissance à haut risque dans un monde contaminé (« Les Enfants prodigues »), ou guerre incertaine sur des planètes lointaines (« Les Frontières de pluie »), bienve­nue dans le monde de demain ! Pourtant, même si l’anthologie des Imaginales reflète les angoisses du temps, la dernière nouvelle, « Coureur des bêtes », nous rappelle que nous avons le choix. Oui, il y a des alternatives !
 

Initialement prévue pour 2020, puis repoussée à 2021 pour cause de Covid, l’anthologie des Imaginales fait son retour pour la douzième fois avec une thématique sobrement intitulée : « Frontière[s] ». Réunissant quelques unes des plumes parmi les plus prisées de la scène de l’imaginaire français, l’ouvrage est de nouveau publié sous la direction de Stéphanie Nicot, directrice du festival éponyme, et réunit quatorze nouvelles mêlant fantasy, SF ou fantastique. Réparties en trois catégories, celles-ci interrogent la notion de frontières en mettant en scène des univers et des personnages avides d’explorer, de transgresser, voire d’abattre totalement ces tracés qui leur sont imposés. Comme dans toute anthologie, il y a du bon, et du moins bon. Certains textes se révèlent ainsi beaucoup trop courts pour permettre à leur auteur de développer suffisamment sa réflexion ou son cadre, tandis que d’autres parviennent immédiatement et efficacement à installer une ambiance propice à l’immersion. Contrairement à ce que le sujet pouvait laisser penser, le choix de mettre en scène un conflit armé n’a que rarement tenté les auteurs et autrices présents au sommaire, même si la guerre est bel et bien au coeur de l’intrigue de plusieurs nouvelles. Beaucoup ont préféré miser sur la frontière entre la vie et la mort, ou encore le réel et le surnaturel, que ce soit dans le cadre d’un récit fantastique, humoristique ou historique. Plusieurs s’interrogent aussi sur ce que seront les frontières du futur, qu’elles soient géographiques ou physiques, et s’inscrivent davantage dans le domaine de la SF. On rencontre en revanche peu de textes « politiques » s’inspirant de la question pourtant au combien d’actualité des migrations et de la fermeture des frontières, et il est un peu dommage de ne pas voir l’imaginaire s’emparer de cette thématique pourtant au cœur des enjeux de nos sociétés.

 

Estelle Faye – La main à quatre doigt

Une fois n’est pas coutume, Estelle Faye nous livre une nouvelle baignant dans une ambiance maritime : un voyageur se voit accueilli dans une auberge par un tenancier particulièrement loquace qui lui narre l’histoire de Nell et Liam, un couple de contrebandier qu’un seigneur local pensait pouvoir soumettre. L’autrice explore ici la frontière entre la réalité et la légende, nous offrant ainsi un conte qui séduit avant tout par la qualité de son ambiance qui n’est pas sans rappeler certains passages de son dernier roman « Widjigo »

 

Charlotte Bousquet – La danse de Salia

La nouvelle se situe dans le même univers que le diptyque « Shâhra ». Elle met en scène une jeune fille ayant tout quitté pour devenir danseuse et assistant à la destruction de son rêve par les flammes, avant de se découvrir un pouvoir insoupçonné. Tout comme pour le premier tome du diptyque mentionné plus haut, je n’ai pas accroché : j’ai encore une fois eu l’impression d’avoir affaire à la même héroïne, la poésie du texte m’a laissée de marbre, quant à l’intrigue et l’univers ils sont tous deux trop peu développés pour susciter la curiosité.

 

Jean-Claude Dunyach – La Ville, ce soir-là

Fidèle à ses habitudes, l’auteur adopte dans cette nouvelle un ton plutôt humoristique. On y arpente une ville dans laquelle la mort n’est qu’un rituel de passage à l’âge adulte dont un adolescent est frustré d’avoir été momentanément privé (pour cause de grippe), alors que ses autres camardes ont déjà franchi le grand saut. Le texte fait sourire mais le propos est exposé de manière bien trop brève et légère.

 

Paul Beorn – Le dernier royaume

Un simple commis de cuisine se retrouve embarqué dans des intrigues de palais lorsque la reine découvre qu’il est capable d’ouvrir un passage vers un monde inconnu. La nouvelle n’est pas dénuée de poésie et se lit avec plaisir mais, là encore, se révèle trop peu étoffée pour laisser un souvenir impérissable.

 

Thibaud Latil-Nicolas – L’éthique du guerrier

On retrouve l’univers de « Chevauche-brumes » et des légionnaires de la neuvième compagnie, ici en mission pour empêcher les derniers vestiges d’une armée vaincue de franchir un pont stratégique. Le récit nous permet de retrouver certaines des figures emblématiques des romans et surtout de découvrir comment l’un d’entre eux à rejoint la compagnie. Les scènes d’affrontement sont toujours aussi réussies, portées par un souffle épique remarquable. De même, les échanges bourrus et plein d’humour entre les membres de la compagnie permettent d’unir lecteurs et personnages dans un même et agréable sentiment de camaraderie. La réflexion de l’auteur autour de la frontière entre le guerrier et le bourreau est de plus traitée avec subtilité, ce qui fait de cette nouvelle sans doute la plus réussie de l’anthologie.

Il existe des limites qui méritent d’être défendues, mais il en est d’autres qui ne vous grandiront que si vous acceptez de les dépasser. Je me suis affranchi de la morale de mon peuple afin de faire ce que j’estimais être juste et j’ai beau chercher, je ne vois aucun déshonneur à cela.

 

Rachel Tanner – Exodus

Une fois n’est pas coutume, Rachel Tanner nous offre une nouvelle historique qui se déroule cette fois en Neustrasie, à l’époque mérovingienne. Après une défaite sur le champ de bataille, le royaume est en passe d’être envahi par ses voisins burgondes. Une famille installée à la frontière, les Mericourt, décide de préparer son départ de ses terres avant l’arrivée de l’ennemi. Pris dans le tourbillon des bouleversements qui se préparent, deux enfants vont se retrouver confrontés à une puissance très ancienne. Là encore, nous avons à mon sens affaire à l’un des meilleurs textes du recueil : le contexte historique est succinctement posé mais avec suffisamment d’éléments pour permettre l’immersion ; les personnages sont attachants et on retrouve cette pointe de noirceur, transparaissant notamment dans la description âpre des combats, qui apporte une touche de réalisme et de complexité aux textes de l’autrice.

 

Patrick Moran – Ulaanbaator

La nouvelle se déroule dans un futur post-apo, en Mongolie, où de nombreux Occidentaux se sont réfugiés afin de fuir des bouleversements à propos desquels l’auteur reste évasif. On y suit un duo composé d’un guide touristique local et de sa cliente, une jeune et riche héritière qu’on lui a présenté comme désireuse de s’encanailler dans le quartier réunissant depuis des années de plus en plus de ressortissants européens parmi les moins fortunés. Mais les apparences sont trompeuses, et le jeune homme va se retrouver entraîner dans un complot dont les enjeux le dépassent. Le décor est très intéressant, avec cette espèce de ville-tour dans laquelle chaque étage abrite les exilés de tel ou tel pays européen, et qui a su développer sa propre organisation ainsi que ses propres passages secrets. L’action est au coeur du texte, si bien qu’on ne s’y ennuie pas, mais les personnages sont un peu fades et ne suscitent guère de sympathie.

 

Ariel Holzl – Cieux d’artifice

L’auteur opte ici pour une courte nouvelle se déroulant dans un XIXe siècle uchronique dans lequel on suit une troupe itinérante naviguant dans les airs, et notamment une jeune femme, qui ne se remet pas d’un drame personnel. Le survol de l’équivalent de notre Royaume-Uni, qui mène depuis des années une politique isolationniste drastique, va toutefois changer le cours de sa vie. L’idée est bonne et la fin poétique mais la nouvelle reste trop courte pour véritablement marquer l’esprit.

 

Johan Héliot – Comme un long hurlement d’acier aux frontières du réel

La nouvelle met en scène une uchronie impliquant l’existence d’une zone magique inexplorée et de créatures utilisées comme vaisseaux afin de tracer des frontières. Le cadre est très intéressant et prompt à enflammer l’imagination (on pense un peu à la série de « Téméraire » de Naomi Novik, avec ces imposantes créatures sur lesquelles grouille tout un équipage) mais l’intrigue pêche un peu par sa simplicité. La réflexion plus politique de l’auteur concernant les effets dévastateurs de la colonisation et l’artificialité du découpage des frontières proposées par les Européens est en revanche des plus intéressantes.

Déclencher des guerres entre factions artificiellement constituées pour la maîtrise d’une portion de territoire dégorgeant d’or, d’argent, de cuivre ou de diamants devint un jeu fort prisé des cabinets, de Londres à Berlin en passant par Rome ou bien Paris. Penchés par dessus des cartes de toutes ces terres lointaines tant convoitées, les stratèges en chambre ministérielle coupaient et redécoupaient sans cesse au gré des besoins, ou des avidités industrielles, déplaçaient les lignes frontalières sans souci des populations indigènes. Celles-ci, après le passage des traceurs, se divisaient ou, au contraire, s’assemblaient en de nouvelles et illusoires communautés, et la lutte contre le frère ou l’allié d’hier commençait, pour le profit de maîtres invisibles et ignorés.

 

Floriane Soulas – Les enfants prodigues

L’autrice met en scène un futur dans lequel l’humanité a évolué au point que la procréation ne se fasse plus que de façon génétique, ce qui n’a évidemment pas manqué d’impliquer de nombreux changements physiologiques. Pour les besoins de la science, une chercheuse va toutefois tenter l’impossible : mener elle-même à terme une grossesse, et ce à l’ancienne. Les réflexions de l’autrice sur les maux de la grossesse et les sensations qu’elle procure amusent dans la mesure où son personnage, qui n’est plus habitué à subir un véritable inconfort physique, s’émerveille ou s’horrifie de choses qui nous paraissent banales. L’intrigue demeure toutefois trop succincte et la protagoniste trop froide pour que l’immersion du lecteur soit complète.

 

Loïc Henry – Les frontières de pluie

On confit à un duo composé d’une soldate et d’un aventurier farfelu la mission d’explorer une zone dangereuse en vue de préparer une intervention militaire. Leur mission ne va cependant pas se dérouler comme prévue. Là encore le texte est bien trop court pour qu’on parvienne à s’attacher aux personnages ou que l’on s’empreigne des enjeux.

 

Ketty Steward – Serrez à droite

Un homme loue une voiture qui nous paraît ordinaire aujourd’hui mais qu’on ne trouve désormais plus nul part car jugée trop polluante. Une invitée surprise va toutefois faire dérailler la petite expédition du héros et lui faire franchir une frontière méconnue. Un texte amusant mais anecdotique.

 

Sylvie Miller – Pépin et les tracas d’un roi

Le Brexit version fantasy, voilà ce dont il est question ici. Avec l’humour qui caractérise la plupart de ses écrits, Sylvie Miller relate les bouleversements engendrés par la volonté d’un peuple et de ses dirigeants de quitter l’Union dans laquelle s’étaient regroupés plusieurs nations (naine, elfique, humaine…) depuis deux siècles. Si le tout commence comme une comédie, le propos se fait plus tragique au fil du récit dont l’intrigue se révèle relativement simple mais néanmoins efficace.

 

Raphaël Bardas – Coureur des bêtes

Loin du loufoque trio de mercenaires mis en scène dans « Les chevaliers du Tintamarre », le héros de Raphaël Bardas est un prince pétri de grands idéaux que son royal père n’entend pas lui laisser expérimenter, au point de l’écarter de la ligne de succession. Qu’à cela ne tienne : le jeune homme sera coureur, et vivra, retiré des hommes, à la frontière du royaume des centaures, entouré d’autres bêtes. Son paisible quotidien va toutefois être bouleversé lorsqu’il apprend que son père est mourant, et qu’une armée d’invasion se tient aux portes du royaume. On peut saluer ici l’habilité avec laquelle l’auteur a construit son intrigue qui surprend par plusieurs bons rebondissements. La réflexion proposée est elle aussi à saluer dans la mesure où, contrairement à la quasi totalité des autres textes, elle offre une véritable possibilité de rompre avec la notion même de frontières.

Cette nouvelle anthologie des Imaginales permet, comme chaque année, de retrouver ou de découvrir certaines des plumes de la fantasy françaises parmi les plus prometteuses du moment. Si tous les textes ne valent évidemment pas le détour, certains séduisent par la qualité de leur réflexion ou de l’immersion qu’ils proposent. Parmi eux, je vous recommande notamment les nouvelles de Thibaud Latil Nicolas, Rachel Tanner, Raphaël Bardas ou encore Estelle Faye.

Autres critiques : Aelinel (La bibliothèque d’Aelinel) : Célinedanaë (Au pays des cave trolls)

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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