Fantastique - Horreur

Widjigo

Titre : Widjigo
Autrice : Estelle Faye
Éditeur : Albin Michel
Date de publication : 2021 (octobre)

Synopsis : En 1793, Jean Verdier, un jeune lieutenant de la République, est envoyé avec son régiment sur les côtes de la Basse-Bretagne pour capturer un noble, Justinien de Salers, qui se cache dans une vieille forteresse en bord de mer. Alors que la troupe tente de rejoindre le donjon en ruines ceint par les eaux, un coup de feu retentit et une voix intime à Jean d’entrer. À l’intérieur, le vieux noble passe un marché avec le jeune officier : il acceptera de le suivre quand il lui aura conté son histoire. Celle d’un naufrage sur l’île de Terre-Neuve, quarante ans plus tôt. Celle d’une lutte pour la survie dans une nature hostile et froide, où la solitude et la faim peuvent engendrer des monstres…

Les épreuves ne rapprochaient pas les hommes. Justinien était bien placé pour le savoir. D’où viendrait le premier coup de poignard ? La première étincelle ?

De la Bretagne à Terre-Neuve

Aussi à l’aise avec la fantasy que la science-fiction, de même qu’avec la littérature adulte aussi bien que jeunesse, Estelle Faye sort en cette fin d’année un nouveau roman publié par Albin Michel et qui lorgne cette fois plutôt vers le fantastique. Relativement court (deux-cent-cinquante pages environ), l’ouvrage met en scène un jeune lieutenant républicain chargé de procéder à l’arrestation d’un noble breton, retranché dans une vieille forteresse au bord de l’océan. Nous sommes alors en 1793, dans une France en plein bouleversement depuis le début d’une révolution qui commence à mécontenter une partie du pays, en proie à la guerre depuis plus d’un an avec une bonne partie des autres nations européennes. Des doutes et une certaine lassitude commencent à gagner le jeune soldat, si bien que, lorsque le noble en question lui demande de se présenter à lui, seul et désarmé, afin d’entendre son histoire, au terme de laquelle il se rendra, Jean Verdier accepte, sans se douter que le récit qu’il va entendre va faire vaciller sa raison. Le contexte révolutionnaire n’occupe ainsi qu’une place relativement marginale dans le roman qui va plutôt se focaliser sur les événements vécus par Justinien de Salers en 1754. Exilé à Port-Royal après avoir été chassé du domaine familial par son père, le jeune noble est recruté, en compagnie d’une troupe pour le moins hétéroclite, pour retrouver la trace d’une précédente expédition à Terre-Neuve et dont les membres ont mystérieusement disparus à l’exception d’un seul, traumatisé et mutique. Un naufrage va toutefois bouleverser les plans du groupe qui se retrouve, en compagnie d’une poignée d’autres rescapés, perdus au beau milieu de nulle part. La situation des naufragés est d’autant plus périlleuse que, outre le froid et la faim, vient s’ajouter une nouvelle menace, bien plus insidieuse, et qui pourrait bien provenir des rangs mêmes des rescapés.

Suspens et frissons au programme

C’est donc à une sorte de huis-clos en plein air que nous convie ici Estelle Faye, et il faut bien admettre que, si la recette a déjà été largement utilisée, elle n’en demeure pas moins toujours aussi savoureuse. Difficile étant donné le contexte de ne pas faire le parallèle avec deux autres œuvres d’imaginaire avec lesquelles on retrouve un certain nombre de similitudes : « Terreur », d’abord, chef d’œuvre de Dan Simmons retraçant ce qui aurait pu arriver aux membres de l’expédition disparue de Sir Franklin, partis à bord de l’Erebus et du Terror en Arctique au milieu du XIXe ; « Notre-Dame-des-Loups », ensuite, très bon roman signé Adrien Tomas et qui se déroule lui aussi de l’autre côté de l’Atlantique. Du premier, on retrouve évidemment le cadre, ces paysages désertiques tour à tour d’eau, de glace ou de forêts, et auxquels les deux auteurs donnent, paradoxalement, une dimension oppressante. Du second, on retrouve le même sens du rythme de même qu’un choix de construction narratif qui entretient en permanence la curiosité du lecteur aussi bien que sa méfiance envers les différents personnages que l’on vient tour à tour à suspecter de tromperies, ou du moins de mensonges par omission. Le rendu global est très réussi, si bien qu’on se prend à dévorer le roman qui peut aussi, par certains aspects, dont le côté haletant, faire penser à « Ils étaient dix » d’Agatha Christie. L’autrice parvient à entretenir le suspens pendant la totalité du roman et, si l’explication finale est peut-être un peu moins convaincante qu’espérée, le récit reste parsemé de jolis effets de manche qui participent grandement à rendre la lecture agréable. Estelle Faye s’est également donnée du mal pour retranscrire l’ambiance de l’époque qui nous est décrite certes par petites touches seulement mais qui suffisent malgré tout pour donner une touche d’originalité au roman, de même que l’utilisation du folklore amérindien qui n’est pas si courante en imaginaire. La fascination de l’autrice pour la mer est quand à elle clairement palpable ici (de même qu’elle l’était déjà dans de précédents textes comme l’excellent « Suriedad ») et se révèle communicative.

Une galerie de personnages difficiles à cerner

S’il séduit avant tout par l’ingéniosité de sa construction et le dépaysement qu’il procure, le roman repose également sur de solides personnages qui, s’ils ne sont pas tous développés avec la même profondeur, n’en demeurent pas moins intéressants. Justinien de Salers est, paradoxalement, le plus fade d’entre eux (un reproche à nuancer toutefois, grâce à la dernière partie du roman), endossant bien trop souvent le simple rôle de spectateur. Les autres rescapés, en revanche, sont plus ambigus, à commencer par Veneur, botaniste forcé de s’improviser ici médecin, une figure un peu stéréotypée qu’on retrouve souvent dans les récits d’expédition ou de voyages maritimes mais qui se révèle toujours attachante en raison de sa capacité à s’émerveiller de ce qui l’entoure et à apaiser les tensions sociales régnants dans le groupe (j’ai généralement en tête le personnage de Stephen Maturin tel qu’imaginé par Patrick O’Brian dans ce genre de cas de figure, et ça n’a pas manqué ici). Les autres personnages masculins sont moins sympathiques mais suscitent la curiosité, que ce soit à cause de leur comportement étrange ou de leur passé qu’on devine plutôt sombre. Le « casting » est également agrémenté de deux protagonistes féminins qui sont sans doute les plus étoffées, à l’exception de Veneur : Marie, d’abord, femme d’origine amérindienne et clairement la mieux à même d’assurer la survie du groupe grâce à ses talents de chasseresse et sa connaissance du terrain ; Penny, ensuite, adolescente écrasée par son père pasteur, lui aussi rescapé du naufrage, qui va peu à peu se défaire de la tutelle paternelle et dont le passé se révélera, là-encore, lourd de conséquences. Enfin, le jeune lieutenant a qui Justinien de Salers décide de confier son récit se réduit à son rôle d’auditeur et n’aura finalement que très peu d’influence sur le cours du récit, ce qui est sans doute un peu dommage.

Estelle Faye signe avec « Widjigo » un roman fantastique solide qui fait la part belle aux grands espaces froids et isolés du nord américain et repose sur une construction narrative astucieuse qui permet d’entretenir le suspens jusqu’à la toute dernière page. Une belle découverte.

Autres critiques : Célindanaé (Au pays des cave trolls) ; Fantastinet ; Fantasy à la carte ; L’ours inculte ; Le nocher des livres ; Les Chroniques du Chroniqueur

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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