Bâtonner – Comment l’argent détruit le journalisme
Titre : Bâtonner – Comment l’argent détruit le journalisme
Auteur : Sophie Eustache
Éditeur : Éditions Amsterdam
Date de publication : 2020
Synopsis : « Bâtonner », c’est copier-coller une dépêche en la remaniant à la marge. Symptôme ordinaire d’une dépossession des travailleurs, le bâtonnage illustre ce que l’argent fait au journalisme : la concurrence s’intensifie, la production de contenus s’accélère, l’information en vient à être usinée en série. Et tandis que les éditorialistes pontifient, les petites mains de la profession, de plus en plus précaires, perdent le sens de leur métier. La fusion du néolibéralisme et du numérique détériore la nature de leur travail et les conditions de son exercice. Dès lors, pourquoi les journalistes continuent-ils à consentir à ce qu’ils font ? Fruit d’une longue enquête, ce livre décrit les ressorts de l’aliénation d’une profession déqualifiée et disqualifiée, qui certes proteste mais continue de se croire indispensable à la vertu publique. Toujours plus prompte à « décoder » les fake news des autres, elle en oublie que le journalisme-marchandise n’est pas l’ami du peuple, mais un vice qui corrompt la pensée et, avec elle, la possibilité de la démocratie.
Le pouvoir bourgeois fonde son libéralisme sur l’absence de censure, mais il a constamment recours à l’abus de langage. Peut-être faudrait-il créer le mot SENSURE, qui par rapport à l’autre indiquerait la privation de sens et non la privation de parole. (Bernard Noël)
Les fléaux du journalisme moderne
Sophie Eustache, journaliste ayant travaillé, entre autre, pour « Le Monde diplomatique », nous livre ici un petit ouvrage consacré aux nombreux dysfonctionnements que rencontre la presse aujourd’hui et dont la cause principale est aisément identifiable : l’argent. Pour ce faire, la journaliste s’appuie sur le travail d’autres chercheurs ou acteurs médiatiques bien connus comme l’association Acrimed, le sociologue Pierre Bourdieu, les journalistes Serge Halimi et Pierre Rimbert, ou encore l’économiste Julia Cagé. Impossible de ne pas penser tout au long de la lecture à plusieurs documentaires tournés au début des années 2000 et qui s’essayaient eux aussi à la critique des médias, qu’il s’agisse des films de Pierre Carles ou du désormais réputé « Les nouveaux chiens de garde » de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat (un incontournable !). Certains des fléaux pointés du doigt par l’autrice n’ont ainsi rien de nouveau (même s’ils méritent effectivement d’être rappelés), mais d’autres sont moins connus et permettent de mettre en lumière la précarisation d’une grande partie de la profession et le rapport de domination auquel elle se retrouve confrontée. L’ouvrage est découpé en sept chapitres qui s’attardent chacun sur un problème particulier (marchandisation, censure, numérisation, bâtonnage, coupe d’effectifs…) et dans lesquels l’autrice relaie les témoignage de journalistes, pour la plupart toujours convaincus du bien fondé de leur métier mais néanmoins désabusés face à leurs conditions de travail et leur impact sur la qualité de l’information proposée.
La puissance du capital
Le premier grand fléaux qui frappe les médias français n’est un secret pour personne : il s’agit de leur concentration aux mains d’une poignée de riches familles. L’autrice revient sur l’origine et l’histoire de ce phénomène qui remonte au XIXe (lorsque l’introduction des rotatives dans le système de production génère un besoin de capitaux). Malgré des tentatives à la Libération de rompre le monopole des grandes familles, on assiste dès les années 1950 à la reconstitution de grands empires médiatiques. Aujourd’hui, le paysage français tourne autour des mêmes hommes d’affaire : Bernard Arnault (Le Parisien, Les échos…) ; Martin Bouygues (TF1…) ; Patrick Drahi (BMF, Libération, L’Express…) ; Serge Dassault (Le Figaro) ; François Pinault (Le Point), Xavier Niel (Le Monde, l’Obs, Télérama…) Vincent Bolloré (Canal +), ou encore Arnaud Lagardère (Europe 1, Paris Match…). Une concentration qui permet à certains de ces magnats de l’information de contrôler non seulement le réseau de communication mais aussi ce qu’il charrie (ce qui explique pourquoi on trouve beaucoup de mastodontes des télécoms dans la liste). Second problème, toujours lié à l’argent : la marchandisation. La journaliste pointe ici du doigt la multiplication de nouveaux médias dont le modèle économique repose sur la fabrication de contenus sponsorisés (comme Konbini). La publicité ne sert alors plus à financer l’information, mais se travestit elle-même en information. Certains titres de presse sont presque entièrement conçus dans une logique marketing, au point que « c’est le service commercial qui dicte le contenu éditorial des journaux. ». Le rythme effréné que doivent maintenir les journalistes explique quant à lui pourquoi nombre d’entre eux en sont réduits à publier des articles « clés en main », écrits parfois directement par les services de communication. Pour les patrons, les journaux sont devenus une marque, si bien qu’ils n’éprouvent aucun remord à s’en servir comme vitrine pour promouvoir un secteur économique ou un produit. Cela explique d’ailleurs l’appétence de ces grands groupes pour les supports gratuits (le site Doctissimo, le quotidien Métro…) qui permettent de placer davantage de pub tout en gonflant leurs bases de données. Données qui pourront être utilisées, entre autre, pour de la publicité ciblée.
Les garanties juridiques (loi anti-concentration, clause de conscience, société des rédacteurs) et professionnelles (charte de déontologie) pèsent bien peu face à la puissance du capital.
La précarisation du métier de journaliste
Les difficultés que rencontrent les journalistes français aujourd’hui ne sont également pas sans lien avec la numérisation massive de l’offre de presse. Un phénomène qui s’accompagne d’une uniformisation du traitement de l’actualité (dans la mesure où tous les journaux en ligne dépendent de leur bon référencement sur les moteurs de recherche) mais aussi d’un ajustement de plus en plus flagrant de la stratégie éditoriale sur les audiences et la publicité. Sophie Eustache pose aussi le problème de la dégradation des conditions de travail de la plupart des journalistes causée par l’arrivée d’internet et le chantage à l’emploi réalisé par les patrons pour forcer les salariés à se montrer toujours plus productifs. Le temps de recherche, de documentation, de prise de contact, est désormais délaissé au profit de la production de contenus qui doivent être écrits en nombre, et vite. Cela explique qu’une grande partie de la profession ait recours à la fameuse pratique qui donne son titre à l’ouvrage, celle du « bâtonnage » (qui consiste à « réécrire de manière intensive des dépêches produites par les agences de presse »). Aujourd’hui, les journalistes n’ont plus vraiment le temps de recouper les informations : si ça vient de l’AFP ou de représentants officiels : banco ! (ce qui explique la multiplication de fake-news véhiculées directement par les médias, à l’image de celle de « l’attaque » (inexistante) de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière en mai 2019). Autre facteur responsable de la précarisation de leur travail : la réduction drastique des effectifs des rédactions. En France, le nombre de journalistes a reculé de plus de 5 % entre 2009 et 2017, et la situation se dégrade un peu plus à chaque fois qu’un nouvel actionnaire entre au capital d’un média. D’autant que cette réduction s’accompagne généralement d’une externalisation d’une partie de la production à des sous-traitants.
Président-directeur général du groupe TF1, Gilles Pélisson expliquait : « Nous pourrons ainsi mettre à disposition de nos annonceurs des capacités de ciblage plus fines et enrichir le dialogue de nos partenaires avec les internautes au-delà de nos supports. » Il y a tant de manières de dire qu’on vend du temps de cerveau disponible.
Sensurer
Enfin, la journaliste aborde un aspect déjà très critiqué dans le documentaire « Les nouveaux chiens de garde », mais qui reste d’actualité : le conformisme dont fait preuve la majorité de la profession. Si les cadences imposées aux travailleurs jouent un rôle non négligeable dans la condensation de plus en plus importante de la pensée journalistique, d’autres facteurs entrent également en jeu. Parmi eux, on peut notamment citer le fait qu’ils viennent majoritairement du même milieu social (constat déjà évoqué et détaillé dans « Les Petits Soldats du journalisme » de François Ruffin). La plupart des grandes têtes d’affiche sont ainsi issues de familles favorisées, et font preuve d’un mépris de classe flagrant dès lors qu’on les confronte à des représentants syndicaux, des ouvriers ou des jeunes de banlieues. Cette appartenance à une classe sociale supérieure rend d’autant plus aisée l’adoption par les journalistes d’un langage de plus en plus automatique et qui multiplie les stéréotypes. Ce n’est pas pour rien si, dans la plupart des reportages ou sur les plateaux, on parle de « charges sociales » au lieu de « cotisations », de « plan social » plutôt que de « licenciement collectif », ou de « campements illicites » au lieu de « bidonvilles ». Qu’on en ait conscience ou non, l’emploi de ce vocabulaire usant d’euphémisme, voire même de contresens, et ce de manière répétée, participe à forger un imaginaire dans la tête du lecteur/spectateur et à rendre acceptables certaines choses, et intolérables d’autres (on préfère parler de « reconduite à la frontière » plutôt que d’ « expulsion », alors que les grèves sont systématiquement dépeintes comme des « prises d’otage »). Et l’autrice de citer ce passage particulièrement inspirant du livre « L’outrage aux mots » de Bernard Noël qui explique : « La censure bâillonne. Elle réduit au silence. Mais elle ne violente pas la langue. Seul l’abus de langage la violente en la dénaturant. Le pouvoir bourgeois fonde son libéralisme sur l’absence de censure, mais il a constamment recours à l’abus de langage. Peut-être faudrait-il créer le mot SENSURE, qui par rapport à l’autre indiquerait la privation de sens et non la privation de parole. La privation de sens est la forme la plus subtile du lavage de cerveau, car elle s’opère à l’insu de sa victime. »
Sophie Eustache signe avec « Bâtonner » un petit essai fort instructif qui fait le point sur tout ce qui va mal dans la presse française aujourd’hui. Concentration aux mains d’une poignée de dirigeants, marchandisation de l’information, numérisation, conformisme, abus de langage…, tout y passe. L’autrice a également de mérite de mettre en lumière des aspects trop rarement évoqués dès lors qu’il s’agit de critiquer les médias, à savoir la dégradation des conditions de travail des journalistes (cadences infernales, réduction des effectifs…), la précarisation de la profession et sa perte de sens. Tout ces fléaux n’ont toutefois rien d’une fatalité et trouvent systématiquement leur origine dans le mode de financement des médias qui sont aujourd’hui contraint de choisir entre précarité et indépendance, ou financement et bâillon. Pourtant nombreux sont ceux qui proposent de nouvelles solutions pour créer une presse vraiment libre, encore faut-il qu’on les entende…
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Un commentaire
Aelinel Ymladris
Un constat alarmant…