Briseurs de grève

Titre : Briseurs de grève
Auteur : Valerio Evangelisti
Éditeur : Libertalia
Date de publication : 2020
Synopsis : Bob Coates est un sale type. Fils du peuple, patriote, bigot, sexiste et raciste, il aime l’ordre et l’autorité.
En cette année 1877, qui marque le début du récit, son pays est en proie aux revendications et aux mobilisations ouvrières. Cet Américain moyen choisit de se ranger du côté du manche, il devient nervi au service de diverses agences patronales, dont l’agence William J. Burns, à l’origine du FBI.
Pendant cinquante ans, l’homme infiltre les luttes, attise les tensions internes, passe à tabac les grévistes. Ce chien de garde du capital ne recule devant aucune abjection.
Dans ce pays, des gens sont venus pour détruire le système américain et l’ensemble des valeurs, y compris religieuses, sur lesquelles il se fonde. Dur labeur, affirmation personnelle. Les masses de va-nu-pieds jalousent les richesses d’autrui, estiment que s’ils sont misérables, c’est la faute à la malchance ou à la méchanceté des gens qui ont su faire fortune. C’est pourquoi ils se coalisent en essayant de faire valoir leur nombre. Si on ne les remet pas à leur place de n’importe quel moyen, ils finiront pas l’emporter. A ce moment-là, adieu l’Amérique.
Espion au service du capitalisme
Avec son roman « Briseurs de grève », Valerio Evangelisti nous invite à nous glisser le temps de plusieurs centaines de pages dans la peau d’un très sale type. Son nom ? Bob Coates, personnage bien réel dont l’auteur s’est inspiré pour écrire son roman consacré aux manœuvres élaborées par les grands patrons et leurs sous-fifres pour contrer les revendications de la classe ouvrière américaine à la fin du XIXe-début XXe. Or, dans cette lutte opposant partisans d’un capitalisme totalement débridé, et travailleurs/travailleuses désireux d’améliorer leurs conditions de travail et de vivre décemment de leur salaire, notre anti-héros a clairement choisi le premier camp. Repéré très jeune par le patron d’une petite entreprise de détective concurrente de la célèbre agence Pinkerton (et amenée à devenir le futur FBI), ce dernier va se spécialiser dans l’infiltration des mouvements ouvriers. Mécanicien de formation, Bob va ainsi se rendre dans différents endroits du pays (principalement sur les chemins de fer) pour se faire passer pour un militant défendant avec ferveur la cause des travailleurs. Il en profite pour lister les noms de ses collègues trop revendicatifs qui sont immédiatement renvoyés, et pour informer l’agence Burns pour laquelle il travaille des projets d’organisation du prolétariat américain. Il lui arrive aussi d’être employé comme gros bras pour casser une grève, n’hésitant pas à faire feu sur ceux qui, hommes, femmes ou enfants, s’opposeraient à la libre gestion par les patrons de leur entreprise. Au-delà de ses activités professionnelles, on suit également Bob dans sa vie de famille, où il se montre encore plus abjecte (notamment avec les femmes). Raciste, sexiste, violent, bas du front et suffisant, le personnage est particulièrement abjecte mais il y a malgré tout quelque chose de fascinant à suivre se loser biberonné à la propagande capitaliste incapable de comprendre qu’il se fait enfler.
-Mais tu vis dans une porcherie ? De la crasse partout. Des assiettes sales. Des restes de nourriture. Le canapé tout défoncé. C’était une maison agréable, autrefois. Qu’est-ce que tu as fait pour qu’elle ressemble à un trou à rats de l’East Side ?
– Je te l’ai dit, je vis seul. Sans femme.
Un sale type pour (anti) héros
Une grande partie de l’intérêt du roman réside ainsi dans le fait qu’on se demande en permanence jusqu’où le protagoniste va être capable d’aller. On comprend rapidement qu’aucune prise de conscience politique n’est possible (même si lui arrive de reconnaître que certaines revendications ouvrières sont légitimes) et qu’il restera éternellement bloqué sur la vision du monde qui est la sienne. Et qu’importe si nombre d’événements viennent manifestement contredire ses opinions : Bob n’est pas le genre de personnage à se livrer à l’introspection. C’est notamment le cas dans sa vie personnelle où la façon dont il a de réinterpréter les événements pour se donner le beau rôle est à la fois fascinante et monstrueuse. Ainsi, alors même qu’il se voit lui-même comme un homme respectable, le parfait modèle du bon Américain, la quasi totalité des femmes qui vont croiser sa route vont rencontrer un sort terrible. De tous les défauts de Bob Coates, sa misogynie est sans doute le plus insupportable car il a des conséquences concrètes pour celles qui font partie de son entourage ou qui croiseront simplement sa route et auront à subir sa violence. L’expérience de lecture proposée ici par Valerio Evangelisti est ainsi très particulière tant on est habitué à s’identifier et à s’attacher aux protagonistes d’un récit. La plongée dans la psyché nauséabonde de Bob Coates n’est ici pas franchement agréable, mais elle est néanmoins intéressante car révélatrice de la manière dont fonctionnent les êtres humains. A aucun moment le personnage ne se départit de sa conviction qu’il est du bon côté, qu’il œuvre au bien de son pays et de ses habitants (enfin, pas les étrangers, ni les femmes, et encore moins les noirs…), même si cela implique de faire usage de la force la plus brute. Pour lui, les sales types ce sont ces travailleurs qui entravent la liberté d’entreprendre de leurs patrons et se plaignent des salaires trop bas. Les travailleurs en question, s’ils sont incontestablement plus sympathiques que Bob, ne sont pourtant pas très attachants non plus, sans doute parce qu’ils sont décrits de façon trop négative (et avec une bonne dose de mauvaise foi) par le protagoniste. Celui-ci réserve toutefois ses pics les plus acérées pour les femmes qui participent aux mouvements de revendication, un aspect de la lutte auquel l’auteur accorde beaucoup d’importance et qui se révèle des plus passionnants.
L’année précédente, la garde nationale, des agents et des milices mercenaires étaient intervenus lors d’une grève de mineurs à Ludlow, dans le Colorado. Les grévistes avaient placé leur campement sur un terrain plat et avaient monté leurs tentes. Les mercenaires les avaient balayées à coup de mitraillette. Comme ça ne suffisait pas, ils y avaient mis le feu. Les mères avaient caché leurs enfants dans une grotte. Treize d’entre eux étaient morts suffoqués par la fumée, en plus des adultes qui avaient essuyé les rafales. La presse la plus influente, unanime, inculpait les syndicalistes. Ils avaient tiré des cailloux, ils l’avaient cherché.
Plongée dans l’histoire du mouvement ouvrier américain
S’il n’est pas toujours aisé de lire un roman dans lequel le héros est un sale type qui partage des valeurs aux antipodes des nôtres, l’ouvrage de Valerio Evangelisti a aussi ceci d’intéressant qu’il dresse un portrait très détaillé de la situation de la classe ouvrière à la fin du XIXe et au début du XXe. L’auteur met en scène différents corps de métiers et les difficultés propres à chacun d’eux, et on est effaré de voir jusqu’où les grands patrons (notamment des entreprises ferroviaires, mais pas que) sont prêts à aller pour garantir la servilité de leur main d’œuvre. Salaires ridiculement bas, aucune norme de sécurité, obligation de se loger et d’acheter sa nourriture dans les commerces appartenant au patron… : le quotidien des travailleurs et travailleuses de l’époque est extrêmement difficile, la plupart vivant dans une grande pauvreté en dépit de leur emploi salarié. L’auteur a également fait un gros travail pour rendre compte des dissensions et des différents courants qui s’opposent au sein de la classe ouvrière américaine dont l’évolution et les méthodes sont très différentes de celles de leurs homologues européens. Bob Coates est ainsi amené à s’infiltrer dans un premier temps parmi les Kings of Labour, sorte de société secrète prônant l’entre-aide entre travailleurs, avant d’être chargé d’espionner le syndicat jugé comme étant le plus dangereux car le plus populaire et le plus révolutionnaire : l’IWW, pour Industrial Workers of the World. Les missions du protagoniste lui font rencontrer des personnalités historiques marquantes qui défendent les droits des travailleurs comme le socialiste Eugène Debs ou encore l’écrivain Jack London. Autant d’occasion d’évoquer les divisions au sein du prolétariat américain qui se déchire sur la meilleure stratégie à employer, ce qui est particulièrement intéressant à suivre pour peu que vous soyez féru.es de politique et possédiez déjà quelques bases idéologiques. Si l’intrigue connaît quelques baisses de régime et peut se montrer répétitive par moment, le récit parvient malgré tout à maintenir captive l’attention du lecteur grâce à la multitude d’informations qu’il contient et qui nous instruisent sur le contexte de l’époque (il y a notamment beaucoup de chansons, ce que j’ai trouvé très pertinent pour saisir l’état d’esprit des travailleurs de cette période).
« Briseurs de grève » de Valerio Evangelisti est un roman extrêmement bien documenté qui retrace le parcours d’un espion œuvrant pour l’ancêtre du FBI en infiltrant les luttes ouvrières de la fin du XIXe-début XXe. S’il n’est pas toujours évident de se glisser dans la peau d’un personnage que les idées réactionnaires, racistes et sexistes rendent abjecte, on prend néanmoins beaucoup de plaisir à découvrir cet aspect méconnu de l’histoire américaine qui a, contrairement à ce qu’on pourrait croire, connue elle aussi son lot de résistances ouvrières.
Autres critiques : ?

2 commentaires
Baroona
Nicolas Eymerich, le personnage le plus connu de l’auteur, a presque l’air d’un sympathique héros à côté de celui-ci. 😅
Le Nocher des livres
Je pense que le personnage principal n’a pas eu l’heur de te plaire. Et vu la façon dont tu en parles, on peut le comprendre. Si j’attaque ce livre, je le ferai grâce à toi en connaissance de cause. Merci de me le faire découvrir : je n’en avais pas entendu parler.