L’inversion de Polyphème

Titre : L’inversion de Polyphème
Auteur/Autrice : Serge Lehman
Éditeur : Le Bélial (collection Une Heure Lumière)
Date de publication : 1997 / 2025 (mars)
Synopsis : Banlieue parisienne, fin des années 70. Ils sont quatre, réunis par une même passion pour la science-fiction, un goût pour l’évasion et les terrains vagues. Il y a Paul, la mauvaise graine, le plus âgé, charismatique et affublé d’un œil de verre. Et Mick, intrépide, vive comme l’éclair, aux réparties tranchantes. Et puis Francis, qui aime faire des blagues, fume comme un pompier et que son père bat comme plâtre. Et enfin Hugo, élevé par un paternel raide comme la justice, qui rêve de devenir écrivain. Ils sont à l’aube de l’adolescence. Ils sont la bande des Engoulevents. En ce début d’été, alors que l’ennui gagne et que l’Essonne cuit sous la canicule, entre parents dysfonctionnels et jeu des passions naissantes, les Engoulevents étirent les heures dans leur QG secret qui fait aussi office de bibliothèque interdite. Jusqu’à ce que l’imprévisible Paul mène ses compagnons dans une aventure qui les laissera changés à jamais, une métamorphose au risque de tout perdre, à commencer par ce merveilleux sans pareil qu’on appelle l’enfance…
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Une ode aux amateurices d’imaginaire
Cinquante-septième numéro de la collection « Une Heure Lumière » du Bélial, « L’inversion de Polyphème » est une novella datant de la fin des années 1990 qui vient s’ajouter à la longue liste de mes coups de coeur édités par le label. L’histoire se passe dans la banlieue parisienne où l’on fait la connaissance de quatre adolescents qui, outre des familles complètement dysfonctionnelles, partagent aussi un amour immodéré pour la science-fiction et la fantasy. Paul est le plus âgé, et son charisme associé à son œil de verre contribuent à en faire le chef de la bande. Francis, lui, joue le rôle du comique, en dépit du fait qu’il se fait régulièrement tabasser par son père. Mike, la seule fille du groupe, est aussi la seule à avoir une mère qui tient la route et est classée par tous dans la catégorie des « garçons manqués ». Et puis il y a Hugo, notre narrateur, qui prend la plume plusieurs années après les faits pour relater la manière dont leur vie a basculé au cours d’un été de la fin des années 1970. A eux quatre ils forment la bande des Engoulevents, trois garçons et une fille qui se sont montés un QG dans une cabane dans les bois, qu’ils approvisionnent régulièrement de romans piqués discrètement au libraire du coin (tous ne roulent pas sur l’or mais ne veulent pas passer à côté des dernières sorties de leur genre favori). Leur quotidien va toutefois être bouleversé lorsque, à l’initiative de Paul, ils vont se lancer dans une aventure à priori anodine mais qui va leur révéler que le merveilleux, et le danger qui l’accompagne, n’existe pas que dans leurs ouvrages de fiction.
Un récit entre nostalgie et angoisse
Difficile de ne pas penser à la série « Stranger Things » à la lecture de cette novella qui nous plonge dans l’ambiance des années 1970 aux côtés de personnages auxquels tous les fans d’imaginaire s’identifieront. La novella brasse mine de rien pas mal de sujets comme celui des violences faites aux enfants ou encore du déterminisme social, et il ne se passe guère de temps avant qu’on ne se sente pleinement immergé dans le décor. L’auteur parvient également à transcrire avec justesse les diverses émotions et angoisses qui assaillent les adolescents d’hier et d’aujourd’hui, entre volonté de s’affirmer et peur de grandir. C’est notamment le cas ici des garçons qui essayent de cocher les différentes cases de la masculinité traditionnelle en adoptant des comportements assimilés à la virilité (parler de cul, fumer, être assimilés à des « bad boys »…) tout en donnant l’impression de surjouer un rôle mal taillé pour eux. La dimension surnaturelle du récit met du temps à apparaître mais va complètement transformer la vision du monde et les certitudes des quatre protagonistes, au point de définitivement ravager l’un d’entre eux. On éprouve beaucoup de plaisir à la lecture de cette mise en abyme astucieusement construite qui concentre tout ce dont les fans d’imaginaire ont toujours rêvé (devenir acteur ou actrice de leur propre histoire de fantasy ou de SF), tout en enrobant le tout d’une couche de noirceur qui, sans écorner le côté « merveilleux » donne à toute cette histoire un côté un peu poisseux et dérangeant. La chute, quoique attendue puisqu’annoncée dès le départ par le narrateur, n’en est pas moins bouleversante et contribue à la trace indélébile que laissera probablement la novella chez beaucoup de lecteurices.
« L’inversion de Polyphène » est une très belle novella au titre particulièrement évocateur mais dont on ne comprend tout le sens qu’une fois la dernière page refermée. Serge Lehman met ici en scène un groupe de quatre ado fans d’imaginaire qui vont basculer tête la première dans une de ces histoires qu’ils aiment tant, découvrant par là-même le danger qu’elles peuvent receler. Une sorte de « Stranger things » mais version française, avec des personnages attachants et une ambiance empreinte à la fois de nostalgie et d’angoisse. A lire !
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