Liens de sang

Titre : Liens de sang
Auteur/Autrice : Octavia E. Buteler
Éditeur : Au Diable Vauvert
Date de publication : 2021 (réédition)
Synopsis : Dana, jeune femme noire d’aujourd’hui, se retrouve propulsée au temps de l’esclavage dans une plantation du Sud et y rencontre ses ancêtres…
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Survivre à l’esclavage
Figure emblématique de l’afrofuturisme, Octavia E. Butler est une autrice américaine à la bibliographie fournie à laquelle j’étais jusqu’à présent un peu intimidée de me confronter. C’est désormais chose faite avec « Liens de sang », un roman écrit à la fin des années 1970 et qui met en scène Dana, une jeune femme propulsée bien malgré elle dans son passé familial puisqu’elle se retrouve un jour brutalement arrachée à sa réalité pour atterrir au début du XIXe siècle, sur la plantation dans laquelle ont vécu ses ancêtres. L’une en tant qu’esclave, l’autre en tant que fils de planteur. Or c’est justement lorsque ce dernier se retrouve en mauvaise posture que Dana se voit forcée de quitter les années 1900 pour atterrir en 1800. Tout commence lorsque Rufus Weylin, alors simple petit garçon, manque de se noyer. Son saut dans le temps ne dure alors que quelques minutes pour elle, et seulement quelques secondes pour son mari, Kevin, qui l’a vue disparaître de façon inexplicable. Le même processus va se reproduire encore et encore : chaque fois que Rufus va frôler la mort, chaque fois Dana se retrouvera à ses côtés, sans pouvoir toujours contrôler le moment de son retour. Car ses passages se font de plus en plus longs au fil des années, ce qui contribue évidemment à la mettre toujours un peu plus en danger étant donné que la vie d’une femme noire sur une plantation du début du XIXe a tout d’un véritable enfer. Dana va en effet être confrontée de plein fouet à la violence de l’esclavage, à ce qu’il fait aux corps, aux esprits, et à la façon dont il broie et soumet les individus. Car si le lien qu’elle partage avec Rufus la protège dans un premier temps de subir le même sort que les autres noirs, leur relation va évoluer à mesure que ce dernier va grandir et devenir toujours un peu plus un homme de son temps : non pas un monstre insensible mais un homme qui, parce que blanc, se croit tout permis dès lors qu’il s’agit de contraindre celles et ceux né.es noir.es.
Un roman d’aventure haletant…
J’ai dans un premier temps été quelque peu sceptique concernant le ressort sur lequel reposait l’intrigue, notamment parce que les réactions de Dana et de son mari paraissent assez peu crédibles : pas de panique, non, mais une adaptation extrêmement rapide à un phénomène pourtant peu banal ! Très vite toutefois, on se passionne pour ces allers et retours temporels, au point de ne plus pouvoir lâcher le roman qui a tout du page-turner. Dana est une héroïne attachante, avec la tête sur les épaules, si bien que la crainte de la voir brutalisée constitue certainement l’un des principaux moteurs qui nous incitent à repousser toujours un peu plus le moment de reposer le livre. Un livre passionnant, donc, mais aussi un livre très rude émotionnellement. L’autrice documente ici le quotidien d’une plantation classique de l’Amérique du début du XIXe, et notamment celui des esclaves qui ne sont finalement pas traités ici pires qu’ailleurs. Leurs maîtres ne sont pas cruels, les châtiments pas si fréquents, et il leur arrive même de recevoir de petites attentions de la part de ceux dont ils sont les propriétés. Au fil de ses passages, Dana va toutefois être confrontées à tout ce qui ne se voit pas au premier abord : les viols répétés des femmes noires ; leurs enfants que l’on vend presque tous (juste pour qu’il reste encore aux parents une infime chose à perdre) ; les coups de fouet qui déchirent les chairs et terrorisent jusqu’au tréfonds de l’âme, le sort réservé aux fuyards en quête d’un état plus libre dans le nord… Certaines scènes sont insoutenables de violence, mais elles sont pourtant nécessaires pour tenter de saisir ce que cela voulait dire, d’être une femme noire en Amérique au XIXe siècle. Octavia Butler relate aussi avec beaucoup d’habilité la façon dont cette domination des blancs sur les noirs finit par s’ancrer dans les corps et dans les têtes des personnes opprimées, au point que la soumission ne soit plus feinte mais devienne un état permanent.
… mais aussi éprouvant
L’expérience de cette soumission de laquelle on ne peut s’extraire se révèle assez traumatisante pour les lecteurices et c’est évidemment ce qui rend cette lecture si marquante. Les personnages jouent aussi pour beaucoup, tous sans exception bénéficiant d’un développement soigné et d’une personnalité solide. Les femmes esclaves qui gravitent autour de Dana sont sans doute les plus mémorables, chacune tentant de survivre à leur manière, en se soumettant ou en tentant de résister en dépit du terrible couperet qui pourrait s’abattre sur elles. Le spectre du fouet ou de la vente plane en effet en permanence sur les esprits et entretient un climat de terreur et de tension très fort auquel il est impossible de ne pas être sensible. La palme du personnage le plus ambivalent est en tout cas sans conteste attribué à Rufus, l’ancêtre de Dana et fils du propriétaire de la plantation. Un protagoniste pour lequel on éprouve dans un premier temps une certaine affection, sentiment qui va progressivement évoluer en un mélange de dégoût, de colère et de peur. Un cocktail d’émotions terriblement néfastes que l’autrice va parvenir à faire ressentir de façon très intense aux lecteurices, ce qui contribue aussi à expliquer la violence du choc qu’a constitué pour moi la réception de cette histoire.
Avec « Liens de sang », l’autrice afrofuturiste Octavia Butler nous plonge dans l’une des pages les plus terribles de l’histoire américaine : l’asservissement des populations noires. Par le biais de Dana, jeune femme noire d’aujourd’hui condamnée à arpenter la plantation de ses ancêtres du XIXe, l’autrice nous livre un portrait glaçant de l’esclavage, n’occultant aucun de ses pires aspects ni n’atténuant aucun des violences infligées. La lecture est par conséquent rude émotionnellement, mais l’affection que l’on porte à l’héroïne, couplée à l’astucieuse façon dont l’intrigue a été conçue, rendent le roman presque impossible à reposer. Un très grand livre donc, qui n’a pas pris une ride !
Autres critiques : ?


3 commentaires
belette2911
Mince, toujours pas lu ce livre… Tu fais bien de me faire une piqûre de rappel 🙂
Tachan
C’est le roman de l’autrice qui m’a le plus marqué en dehors de sa trilogie Xenogenesis. Quelle belle et rude façon de nous faire pénétrer cette réalité historique T.T
Boudicca
Tu recommandes la trilogie du coup ? (j’hésitais à me lancer ^^)