As-tu mérité tes yeux ?
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Titre : As-tu mérité tes yeux ?
Auteur : Eric LaRocca
Éditeur : Le Bélial (collection Une Heure Lumière)
Date de publication : 2025 (janvier)
Synopsis : Quelque part sur le Web. Aujourd’hui. Agnes Petrella et Zoe Cross discutent. Elles ne se connaissent pas ; elles ne se sont jamais vues. L’une a quelque chose à vendre ; l’autre pourrait être intéressée. Prétendument. L’une est aux abois ; l’autre est riche. Possiblement. Passent les jours, et, entre les deux femmes, une étrange relation se noue. Étrange, et bientôt dérangeante. Car Zoe a des envies, des propositions — qu’Agnes, contre toute attente, semble prête à écouter. Mais jusqu’où ? Et jusqu’à quoi ? Dans le désert du monde, l’impérieux besoin d’être aimé est le plus inépuisable des moteurs… et peut-être bien le plus terrifiant… Jusqu’où Agnes est-elle prête à aller pour mériter ses yeux ?
Notre vue, entre autre chose, est un don que nous tenons pour acquis. On ne pense jamais à ce genre de choses jusqu’à ce qu’on les perde. On ne désire pas nos mains jusqu’à ce qu’on perde un doigt. On ne chérit pas notre ouïe jusqu’à ce qu’on perde une oreille. Qu’as-tu fait aujourd’hui pour mériter tes yeux ?
De l’horreur psychologique la plus pure
Traduit pour la première fois en France dans la désormais prestigieuse collection Une Heure Lumière du Bélial, Eric LaRocca est un auteur renommé depuis des années pour ses récits horrifiques, genre dans lequel s’inscrit pleinement cette novella. Le texte s’ouvre par un à propos fictif de l’auteur qui nous permet de comprendre que l’une des deux protagonistes de cette histoire est décédée, et que la seconde est d’une manière ou d’une autre mise en cause dans cette sordide affaire. S’ensuit le compte rendu des échanges entretenus entre les personnages qui ont communiqué exclusivement sur internet, d’abord par mails, puis par le biais d’un système de messagerie instantané. Tout commence avec une banale petite annonce passée par une certaine Agnès Petrella désireuse de vendre un épluche-pomme. Un objet des plus anodin mais possédant une forte valeur sentimentale, raison pour laquelle elle prend soin de détailler le passé de l’objet et son caractère unique. Contre toute attente une autre jeune femme, Zoé Cross, va lui faire une proposition et engager la conversation. Très vite, les deux femmes se mettent à correspondre de plus en plus souvent et à se livrer l’une à l’autre. Zoé a toutefois clairement l’ascendant sur Agnès qui semble plus fragile tant psychologiquement que financièrement. Ce déséquilibre n’est pas anodin et va jouer un rôle clé dans la relation de plus en plus étroite mais aussi étrange que les personnages vont développer. Les demandes de l’une se font en effet de plus en plus dérangeantes et exigeantes, tandis que l’autre montre une volonté de soumission et un désir d’aimer et d’être aimé au moins aussi perturbant. Tout cela ne pouvait évidemment que mal tourner.
Un malaise grandissant jusqu’à l’insupportable
La novella d’Eric LaRocca est de ces textes que l’on ne peut que lire d’une traite, sous apnée, avant de reprendre une longue inspiration soulagée une fois la dernière page tournée. Le choix narratif qui consiste à raconter l’histoire uniquement par le biais d’échanges de mail n’est évidemment pas étranger à la frénésie avec laquelle on tourne les pages, ce jeu de réponses/contre réponses incitant à poursuivre sa lecture toujours un peu plus loin. L’atmosphère inquiétante que l’auteur parvient peu à peu à instaurer y est également pour beaucoup, la tension montant crescendo jusqu’à un dernier tiers dans lequel l’horreur culmine. Certains passages sont tellement déplaisants que j’ai même du me résigner à sauter parfois quelques lignes, et je ne crois pourtant pas avoir particulièrement l’âme sensible. Le texte n’est en effet pas à mettre entre toutes les mains et risque d’en traumatiser plus d’un. Le trouble fut d’autant plus grand en ce qui me concerne dans la mesure où il fait échos à un autre récit que j’ai pu lire récemment, une nouvelle de Violaine de Charnage parue dans l’anthologie « Les nouveaux déviants » (nouvelle dont je tairai le nom pour ménager le suspens, celui-ci étant par trop explicite). Contrairement à cette histoire qui m’avait vraiment dégoûtée, le profond malaise ressenti lors de certaines scènes ne constituent pourtant pas ici un obstacle à l’appréciation de la novella. Cette dernière relate en effet avec brio la façon dont peut s’instaurer une relation toxique sur internet et met en lumière l’efficacité de certains ressorts en matière de manipulation.
La vulnérabilité comme brèche pour l’horreur
Le personnage d’Agnès est bouleversant de vulnérabilité et, si on peut dans un premier temps être tenté de la juger stupide ou naïve, on éprouve vite beaucoup d’empathie pour cette jeune femme visiblement en grande détresse économique (elle est à deux doigts de se faire expulser de son appartement) et émotionnelle (sa famille l’a rejetée après qu’elle leur eut révélé son homosexualité). Le personnage de Zoé, lui, suscite immédiatement la méfiance, puis une épouvante croissante à mesure qu’on la voit repousser sans cesse les limites de sa partenaire. Le caractère assez intimiste de l’intrigue m’a beaucoup fait penser à ce que peut écrire Lisa Tuttle, la maîtresse du fantastique américain, qui met toujours en scène des jeunes femmes rendues vulnérables par un événement quelconque, brèche qui va permettre à l’horreur de s’infiltrer progressivement. Je me suis ainsi surprise à éprouver les mêmes frissons et la même empathie pour les personnages de LaRocca, et je suis à peu près certaine que cette histoire me trottera encore longtemps dans la tête, au même titre que la glaçante « Rêves captifs » ou que la terrifiante « Un nid d’insecte ». Sans aller aussi loin dans le malaise, on peut aussi faire le lien ici avec les textes de Mélanie Fazi, à qui on doit justement le travail de traduction réalisé pour cette novella.
Dans « As-tu mérité tes yeux ? » Eric LaRocca met en scène des échanges entretenus sur internet entre deux femmes qui vont nouer une relation totalement déséquilibrée dans laquelle l’une va acquérir un ascendant absolu sur l’autre. L’auteur parvient à instaurer un climat de plus en plus inquiétant, au point de rendre la lecture difficile voire impossible lors de certains passages. Nul doute que l’intensité du malaise provoqué contribuera à laisser une marque indélébile dans l’imaginaire des lecteurices.
Autres critiques : Célinedanaé (Au pays des cave trolls)
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