Tout est sous contrôle
Titre : Tout est sous contrôle
Auteur/Autrice : Christopher Bouix
Éditeur : Au diable Vauvert
Date de publication : 2024 (avril)
Synopsis : Dans un futur proche qui prolonge celui qu’Alfie mettait en scène, les citoyens sont évalués selon un indice de bonheur personnel et seuls les indices supérieurs peuvent accéder aux meilleurs emplois, logements et autres avantages, dont la parentalité. Juliette et Néo Lanhéry forment un couple idéal : jeunes cadres, beaux, amoureux, ils étalent scrupuleusement leur bonheur sur le réseau social national, résolus à accueillir l’enfant qui leur manque, se soumettant de bon gré à la règle de l’épanouissement optimal… Mais leur désir d’enfant va les embarquer dans une spirale de meurtres et de mensonges.
Vous savez, il n’y a pas de tragédie dans la vie. Ni tragédie ni comédie, c’est un peu un mélange des deux, et on ne sait jamais avant la fin si l’histoire penche plutôt d’un côté ou de l’autre.
Souriez, vous êtes heureux !
Imaginez un futur dans lequel la planète n’aurait pas sombré, et nous avec. Un futur dans lequel le bonheur serait l’objectif ultime à atteindre et pourrait être calculé le plus simplement du monde via une application. Bienvenue dans l’univers du dernier roman de Christopher Bouix ! Après nous avoir narré les mésaventures d’une intelligence artificielle chargée d’agencer le quotidien d’une famille ordinaire carrément dysfonctionnelle, le voici de retour pour nous interroger sur nos rapports à la technologie, le contrôle qu’ils permettent d’exercer sur une population, et sur la vaine course au bonheur. Le roman met en scène un couple, Juliette et Néo, qui possède un indice de bonheur assez élevé (il s’agit d’une note sur 10 établie par l’application HappyApp et basée sur tout un tas de critères flous mais qui correspondent globalement à leur degré de docilité et aux contenus postés sur les réseaux). Leur note s’élevant désormais à plus de 7, tous deux se voient offrir l’opportunité de déménager dans un meilleur quartier, et surtout les rend éligibles pour devenir de futurs parents. Parce que oui, dans le futur imaginé par Bouix, on n’habite pas où on veut, et on ne fait pas des enfants n’importe comment non plus. Toutefois, bien que le dossier des Lanhéry soit solide, un autre couple leur fait concurrence et pourrait bien les coiffer au poteau lors de l’attribution de l’autorisation à désactiver les puces stérilisatrices qui leur ont été implantées. Traumatisée par la perte de son précédent bébé et obsédée à l’idée de redevenir mère (la jeune femme n’est plus qu’à quelques mois des trente ans, date à laquelle elle ne pourra plus jamais prétendre à la maternité), Juliette est prête à tout pour mener son « grand projet » à bien. Quant à Néo, si l’arrivée d’un nouveau né le laisse relativement indifférent, il est pour sa part bien décidé à garder sa compagne et son niveau de vie. A ce couple aux abois viennent s’ajouter une poignée d’autres personnages, à l’image de Sibylle, femme visiblement très instable entretenant une relation toxique avec sa mère, ou encore d’un inspecteur et de son acolyte chargés d’enquêter sur les attaques de plus en plus fréquentes dont sont aléatoirement victimes des personnes à haut indice de bonheur.
Contrôle, bonheur et travers de l’humanité
Le pitch de base est plutôt alléchant et le résultat est tout à fait à la hauteur puisqu’on retrouve ici le même plaisir que dans le déjà excellent « Alfie ». Christopher Bouix nous dépeint un futur à priori enviable, avec une jolie vitrine, mais dont on devine très vite qu’il sent le souffre. Comme souvent en SF, se pose la question des nouvelles technologies, de leur intrusion de plus en plus pernicieuse dans tous les aspects de notre vie et surtout de l’usage que pourraient en faire des états afin de renforcer le contrôle qu’ils exercent sur leur population. Outre l’application HappyApps, tous les citoyens et citoyennes possèdent ici des lentilles connectées pour rester en permanence en communication avec leurs contacts à qui ils attribuent constamment des notes qui peuvent faire monter ou baisser leur indice de bonheur, mais aussi pour que le gouvernement puisse avoir accès n’importe quand à toutes leurs données. Ce contrôle s’exerce également par le biais de l’injonction presque incontournable de partager régulièrement (c’est-à-dire plusieurs fois par jour) sur ses réseaux les « petits bonheurs » du quotidien, accompagnés de hashtags « inspirants » plus dégoulinants les uns que les autres comme #CultivonsLesPetitsPlaisirs ou #BeGoogToOthers (le roman fourmille d’exemples et certains sont franchement hilarants). Mais au-delà de la question de l’emprise de plus en plus forte des écrans et des GAFAM sur nos vies, ce que l’auteur questionne avant tout, c’est tout le discours de plus en plus omniprésent aujourd’hui de la nécessité pour les individus de travailler sur eux-mêmes pour atteindre le bonheur. Car la société dépeinte par Bouix n’est-elle pas finalement l’aboutissement ultime de toutes les théories type « développement personnel » ? Le bonheur serait en quelque sorte à la portée de toutes et tous, et chaque individu devrait pouvoir être à même de se réaliser, sans que ne soit jamais posé la question de l’environnement dans lequel ces individus vivent, ni des contraintes, des injonctions ou des rapports de domination qui pèsent sur eux. C’est cette théorie qui est expérimentée ici (certes jusqu’ à l’absurde), et le résultat est aussi amusant qu’effrayant.
De la SF à la sauce Racine
Mais le roman ne séduit pas que par la qualité de son décor, loin de là. Tout comme dans « Alfie », l’auteur a pris soin de peaufiner son intrigue qui suit des méandres parfois inattendus et qui parvient à nous maintenir en haleine jusqu’à la toute dernière ligne (littéralement !). Comme dans son précédent livre, aussi, Christopher Bouix a choisi d’agencer son récit autour d’une autre œuvre littéraire à laquelle il multiplie les clins d’oeil, que ce soit par le biais de ses personnages ou bien de la façon même dont a été pensée et organisée l’intrigue. A Agatha Christie mise à l’honneur dans « Alfie » succède ici Racine dont les pièces et les thématiques structurent en partie le roman de façon très habile. Il ne s’agit d’ailleurs pas des seules références qu’on peut trouver dans le roman puisque l’auteur convoque aussi tout un imaginaire cinématographique, reprenant ici le principe d’un épisode de Black Mirror (« Chute libre ») ou là le concept d’arrestations anticipées au coeur de l’intrigue de « Minority Reaport ». On peut enfin saluer la qualité des personnages qui, protagonistes comme seconds-couteaux, disposent d’une personnalité fouillée et convaincante. A défaut de les rendre toujours sympathiques, leur complexité et leurs contradictions nous les rendent en tout cas très humains, et donc intéressants à suivre. C’est le cas notamment de Juliette, jeune femme marquée par la mort prématurée de son fils qui prend des décisions plus que controversées mais qu’on ne peut malgré tout s’empêcher de comprendre. Ce qui séduit, aussi, c’est la variété des points de vue proposés, l’auteur tentant par le biais de ses personnages de nous brosser un portrait le plus complet possible de cette société qui n’est absolument pas analysée de la même manière en fonction des individus (le couple Lanhéry, par exemple, ne se montre absolument pas critique du système quand la collègue de Juliette ou encore l’inspecteur de police portent un regard beaucoup plus lucide sur le carcan dans lequel on tente de les faire rentrer avec cette course vaine à un bonheur de pacotille).
Avec « Tout est sous contrôle », Christopher Bouix signe un roman dans la droite lignée d’« Alfie ». Il y met en scène un couple en concurrence avec d’autres pour obtenir le droit de faire un enfant, le tout dans une société du contrôle 2.0 où toutes les données des citoyens et citoyennes sont collectées, analysées et donnent lieu à une notation pompeusement baptisée « indice de bonheur ». Intrusion des nouvelles technologies dans notre intimité, narcissisme débridé sur les réseaux, culte du développement personnel et palette d’outils à disposition du parfait petit état totalitaire : voilà quelles sont les thématiques passionnantes mises à l’honneur par l’auteur qui a également pris soin de peaufiner son intrigue et ses personnages. Il en résulte un page-turner amusant et passionnant qu’on prend beaucoup de plaisir à dévorer !
Autres critiques : ?
2 commentaires
Jean-Pierre
leurs contradictiosn
Les Lectures du Maki
Beaucoup moins enthousiaste que toi, je l’ai trouvé un peu poussif dans sa mise en place et plutot convenu par la suite. Alfie était beaucoup plus interessant, beaucoup plus ancré dans le réel alors que le futur décrit ici tombe un peu à plat.