Les petits soldats du journalisme
Titre : Les petits soldats du journalisme
Auteur/Autrice : François Ruffin
Éditeur : Les Arènes
Date de publication : 2003
Synopsis : Le Centre de formation des journalistes se proclame « la meilleure école de journalisme en France et même en Europe ». Patrick Poivre d’Arvor, David Pujadas, Pierre Lescure, Franz-Olivier Giesbert, Laurent Joffrin et tant d’autres ténors de la presse ont fréquenté ses bancs. Pendant deux ans, François Ruffin a suivi leur exemple: élève appliqué, il a pris en notes les conseils des professeurs et les confidences des « grandes plumes ». Il s’est coulé dans le moule, pour voir. Et il a vu. « Dans un an, vous serez journalistes, confie un intervenant. Vous entrerez dans ce que j’appelle « le complot de famille », c’est-à-dire des règles qui peuvent scandaliser les gens mais, bon, c’est comme ça que la machine fonctionne. » Un « complot » que ce livre met au jour : tacites ailleurs, les règles du métier sont ici affichées sans vergogne.
Ainsi admet-on, avant même d’exercer, que recopier, c’est la norme. Et enquêter le hors-norme.
Tout le monde aujourd’hui ou presque connaît François Ruffin. D’abord comme journaliste à l’origine d’un petit journal amiénois poil à gratter qui s’est vite attiré l’hostilité du maire de la ville (« Fakir », toujours en kiosque aujourd’hui). Puis comme réalisateur du film à succès « Merci patron », dans lequel il met en scène une arnaque culottée organisée contre Bernard Arnault au profit d’une famille ayant basculé dans la grande pauvreté après avoir été licenciée par le groupe LVMH. Et puis comme député apparenté France insoumise de la première circonscription de la Somme en 2017, et réélu en 2021. François Ruffin est aussi un auteur prolifique, écrivant sur des thèmes aussi divers et variés que les gilets jaunes, le progrès, le football, la montée de l’extrême-droite, ou encore le journalisme. Car c’est au Centre de formation des journalistes basé à Paris et réputé comme l’une des meilleures écoles de journalisme en France que celui-ci va se former au métier, un an après avoir fondé « Fakir ». Une école prestigieuse, donc, qui fonctionne évidemment comme un ascenseur social et permet, à terme, de rejoindre les rédactions les plus prestigieuses, que ce soit en presse écrite, à la télévision ou à la radio. L’apprenti journaliste relate ici la frustration qui fut la sienne face au contenu de la formation proposée et aux méthodes employées par le centre. Cette déception laisse finalement la place à une volonté d’étudier le phénomène, transformant ainsi ces deux années d’études en enquête visant à dénoncer une certaine conception du journalisme qui prévaut encore aujourd’hui, celle « un journalisme convenu et convenable, sans risque et sans révolte, inventé une fois pour toute et dont il ne resterait plus qu’à respecter les canons. »
Un endroit où la profession s’exhibe sans fard
L’ouvrage de Ruffin permet ainsi de découvrir la manière dont ceux dont c’est le métier de nous informer au quotidien ont été formatés. L’avantage en effet, c’est que le CFJ est un endroit où la profession s’exhibe sans fards, où « les non-dits se disent », où les règles qui régissent le métier (produire vite et mal pour faire vendre) sont clairement exposées. Ruffin insiste bien en avant-propos : il ne s’agit pas ici de critiquer cette institution en particulier ni ses intervenants, mais de mettre en lumière la façon dont le journalisme s’exerce alors en France. Son ouvrage comporte de nombreuses citations d’enseignants mais aussi d’étudiants qui ne sont mentionnés que par leur prénom. Une marque de fabrique de Ruffin que l’on reconnaît bien ici et qui a pour mérite de donner la parole à celles et ceux qui, d’ordinaire, ne l’ont pas. Il cite également un certain nombre d’ouvrages ayant été écrit sur le sujet par des journalistes ou des sociologues à l’image de François Brune, Serge Halimi, Pierre Bourdieu, ou encore Denis Robert. L’ouvrage est organisé en trois parties consacrées respectivement à la pratique, la théorie et le cadre du CFJ, chacune divisées en petites sous parties dans lesquelles l’auteur met en lumière un aspect particulier de leur formation, toujours suivi d’un cas pratique chargé d’illustrer le propos qui vient d’être tenu. Le résultat est efficace, la démonstration implacable, et, quand bien même l’ouvrage date désormais d’il y a plus de vingt ans, force est de reconnaître que pas grand-chose n’a visiblement changé. Certaines des dérives du journalisme dénoncées dans l’ouvrage se sont même considérablement aggravées depuis, notamment avec l’explosion des chaînes d’info en continu.
Produire
Dans la première partie, Ruffin se concentre sur ce qu’on leur apprend à produire, tant sur le fond que sur la forme. On découvre ainsi que le quotidien des étudiants au CFJ consiste ainsi à remettre en forme des dépêches AFP auxquelles il convient d’être suspendu. Cela implique très peu de terrain, la grande majorité des papiers étant écrit dans l’enceinte même du centre sans aucun contact avec la réalité. Ce qui fait dire à l’auteur que « c’est coupé du monde que se fait notre apprentissage du journalisme. » Ruffin énonce aussi les règles qui prévalent en matière de style : phrases courtes, ton impersonnel. Cela en dit déjà long sur la vision du métier : le journaliste est vu comme un simple passeur d’information, chargé de simplifier un message avant de le retransmettre. On découvre aussi que le fond n’importe finalement pas vraiment, du moment que la forme respecte les règles qui sont les mêmes partout. « Ainsi admet-on, avant même d’exercer, que recopier, c’est la norme. Et enquêter le hors-norme. » Ce fonctionnement comporte bien sûr un risque : celui de voir glisser l’information vers la communication. Une menace à laquelle le CFJ ne prépare pas, et, pire, dont elle encourage la pratique. Ruffin dénonce aussi dans ce chapitre le fait qu’on leur demande finalement de produire très peu (au point que les étudiants sont rapidement gagnés par l’ennui), mais toujours dans l’urgence, ce qui donne lieu à une improvisation qui a bien sûr un impact sur la qualité des papiers. Ruffin revient également sur l’injonction permanente à suivre l’actualité, et donc à hiérarchiser les informations moins en fonction de leur intérêt que de leur capacité à attirer l’œil, mais aussi à copier les autres médias (« Le premier réflexe dans le métier, c’est de regarder ce que font les confrères. ») Enfin, on leur apprend à se conformer à ce qui plaira au lectorat. Un lectorat fantasmé jugé paresseux et peu cultivé, uniquement intéressé par le foot et la télé réalité.
Abrutir
La deuxième grande partie revient sur la théorie que l’auteur résume d’un mot : Abrutir. Ruffin dénonce ici la « surenchère par le bas », le fait qu’on ne les incite jamais à réfléchir, à lire (« Jamais autant qu’au CFJ je n’ai éprouvé la lecture comme un acte de résistance. » confie-t-il), mais qu’on les pousse au contraire à survoler, ne jamais creuser. Ce n’est ainsi pas si grave d’avoir peu de culture générale, ce qui compte, c’est de connaître l’actualité. Là encore la situation est assez paradoxale car on a ici des gens qui sortent pour la grande majorité des grandes écoles et qui donc devraient avoir un certain bagage intellectuel et y tenir. « Ainsi traverse-t-on le Cfj comme un sas de désintellectualisation. Une entreprise d’abrutissement sous couvert de réalité du métier ». Ce phénomène, couplé au cloisonnement social des étudiants, provoque une sorte d’uniformisation de leur pensée puisque ces méthodes favorisent les journalistes non pas les plus doués mais les plus dociles. « Quel est le rôle du journaliste ? (…) il est là pour s’adapter à la demande du marché. » L’auteur revient aussi sur plusieurs épisodes symptomatiques qui tendent à prouver que la fameuse « éthique journalistique » n’est pas toujours respectée, sans que cela ne provoque de grandes remises en question. Un phénomène qui s’explique en partie par le fait que le CFJ est économiquement dépendant des médias puisqu’il est en partie financé par eux, ce qui empêche à toute véritable critique du champ médiatique d’émerger. Ruffin revient d’ailleurs ici sur la place accordée au sein de la formation d’abord, et des médias ensuite, à l’argent qui est devenu une fin en soi. « En cinq jours, j’ai relevé trente et une scansions de « rentabilité » contre trois citations du mot « enquête ». »
Obéir
Le terme retenu pour qualifier le cadre auquel est consacrée la troisième partie est le suivant : Obéir. L’auteur revient ici sur les méthodes du CFJ et sur l’ambiance délétère qui y règne. Il dénonce dans un premier temps la volonté assumée et affichée du centre de priver ses étudiant.es de toute vie privée. On leur demande en effet une totale abnégation, mais au service d’une activité ennuyeuse (« Entre la médiocrité de nos tâches et la place centrale qu’on leur accorde dans nos vies, le décalage surprend. »). L’ambiance pesante qui règne au CFJ tient aussi aux menaces que les enseignants font peser sur les étudiants. Pas de retards, pas d’absences, il faut être là tôt tous les matins et tard tous les soirs. Le centre prend ainsi régulièrement des allures de tribunal invisible et multiplie les intimidations et chantages infligés au nom du « professionnalisme ». Les encadrants du CFJ entretiennent ainsi, consciemment ou non, une fragilité chez les étudiants, ce qui les prépare finalement à ce à quoi ils seront confrontés ensuite. Il rappelle en effet la précarité qui règne dans le métier (multiplication des CDD et des périodes d’essai, faible rémunération, turn-over…), ce qui fait dire à Bourdieu : « Le journalisme est une profession très puissante composée d’individus très fragiles. » L’auteur poursuit en racontant les mesures disciplinaires auxquelles ont été soumis plusieurs élèves de sa promo, non pas en raison d’un quelconque manquement aux règles mais parce que jugés comme de fortes têtes. D’où ce constat : « Le Centre nous classe moins en fonction de nos aptitudes que de notre attitude. » Cela incite évidemment les élèves à normaliser en apparence leur comportement, à prendre le réflexe, dans le cadre professionnel, de ne pas s’exprimer librement. Ruffin termine en abordant les stratégies de résistance de ces professionnels qui rêvaient d’exercer un métier ayant du sens et qui se retrouvent simples rouages d’une grande machine sur laquelle ils n’ont aucune influence. Certains ne signent plus leurs articles, d’autres font passer le boulot au second plan, désormais considéré comme un simple gagne-pain. « Le j’m’en foutisme, feint ou non, comme arme contre le dégoût de soi. »
Produire vite et mal, se soumettre au diktat de l’audimat, abandonner toute réflexion, obéir et se taire : voilà ce que la « meilleure école de journalisme de France » enseigne à ses étudiants. « Il fabrique des journalistes-techniciens à même de produire une information-marchandise qui alimente l’industrie de la presse. » En cela, le CFJ se conforme à ce que veulent les médias, principaux actionnaires de l’école et véritables décisionnaires en terme de programme et de pédagogie. Conçu comme un acte de résistance et un moyen de préserver son intégrité face à ce système, l’ouvrage de François Ruffin lève le voile sur les dessous de la formation des journalistes dont il révèle les manquements et les dérives. Le constat est désolant, et les critiques formulées restent malheureusement d’actualité. De nouveaux médias alternatifs existent heureusement, dont plusieurs consacrés justement à la critique des médias (l’indémodable « Arrêt sur image », le site d’Acrimed, l’émission « Rhinocéros » sur « Blast »). Preuve que tout n’est pas perdu.
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