Science-Fiction

Alfie

Alfie

Titre : Alfie
Auteur : Christopher Bouix
Éditeur : Au Diable Vauvert [site officiel]
Date de publication : 6 octobre 2022

Synopsis : Alfie est une lA de domotique dernière génération. Il filme tout, note tout, observe tout. Implanté depuis peu dans le foyer d’une famille moyenne, il aide au quotidien et propose sa gamme de service à haute valeur ajoutée tout en essayant de comprendre cette étrange espèce : les humains.
Mais un soir, tout bascule.
Que signifient ces mensonges, ces traces de lutte, cette disparition ?
Alfie est dubitatif. Est-ce lui qui délire ?
Ou un meurtre a-t-il été commis dans cette famille sans histoires ?

Statistiques des mots les plus utilisés par les membres de la famille Blanchot :
1/ Putain (personne qui, dans un but lucratif, livre son corps au plaisir sexuel d’un nombre indéterminé de partenaires)
2/ Manger
3/ Merde
4/ Alfie (moi)
5/ Maman (Claire)
Exemple (Zoé) :
— Putain, maman, c’est encore Alfie qui a fait à manger, merde !

« Vous ne serez plus jamais seul » ! Voilà comment est pitché dès la couverture le nouveau roman de Christopher Bouix chez Au Diable Vauvert sorti en octobre 2022 : Alfie.

Le bonheur vu de l’I.A.

Dans un monde légèrement avancé par rapport aux nôtres, l’Intelligence Artificielle est avancée au point de pouvoir quasiment tout ordonner à partir du moment où elle est reliée à d’autres objets connectés. C’est ainsi qu’une famille tout ce qu’il y a de plus classique, moyen et normée fait l’acquisition d’une I.A. domotique nommée « Alfie ». C’est de son point de vue que toute l’intrigue se déroule et que nous découvrons les personnages. Claire et Robin Blanchot sont mariés : l’une est universitaire, tient à l’intimité de son bureau et est chargée des tâches ménagères en majorité ; l’autre est employé d’une grosse entreprise privée, n’est globalement pas très perfectionniste dans son travail, d’autant plus problématique qu’il est contrôlé constamment sur son attention ainsi que ses résultats et qu’il ne fait pas grand-chose à la maison. Avec ce charmant petit couple, vivent leurs deux filles : Zoé est une adolescente de seize ans qui en a marre de l’attitude de ses parents, râle devant ses devoirs comme l’étude du roman « Le Meurtre de Roger Ackroyd » et doit jongler avec ses émotions notamment ses premiers émois amoureux ; enfin, Lili, la petite dernière de cinq ans, a son petit monde imaginaire rien qu’à elle, au point qu’elle se montre souvent naïve. Alfie arrive dans cette famille et se propose de régler les problèmes de chacun·e en s’adaptant à leurs besoins : alléger leurs tâches quotidiennes, être un compagnon de jeu et faire du travail scolaire si c’est désiré. Alfie peut faire fonctionner tous les appareils déjà connectés de la maison (réfrigérateur, voiture, enceintes, vêtements, etc. : tout ce qui peut porter micro, caméra et tout type d’émetteurs de données), il voit, il apprend et il collecte des données exponentielles pour être le plus utile au bien-être de sa famille d’adoption.

Polar hybride

Là où le roman ne se contente pas de montrer jusqu’où peut aller une I.A. dans le traitement du « bien-être » supposé d’une famille lambda, Christopher Bouix ajoute une dimension à la fois polar et humoristique. En effet, comme Alfie n’est qu’une application connectée, elle doit « apprendre » des données qu’elle collecte et, en l’occurrence, elle a quand même des directives numériques : faire le bien, et cela a deux conséquences majeures. D’abord, elle essaie tant bien que mal de s’accommoder des problèmes humains pour tenter de les résoudre : ainsi, elle change de registre langagier en fonction des personnes qu’elle côtoie (ce qui donne lieu à des remarques magnifiques sur la façon de parler des deux enfants ou de parler en voiture), elle propose constamment des manières intrusives de gérer la vie de la famille (notamment auprès de Claire et Robin, l’une mettant clairement des limites, l’autre laissant passivement les choses se faire). Ces aspects-là montrent les travers de notre société actuelle, et plutôt par l’humour. Mais, dans un second temps, l’intrigue prend un tour tragique quand, sous l’influence de la lecture scolaire du « Meurtre de Roger Ackroyd », Alfie commence à analyser les données collectées (problèmes aux boulots de chacun des parents, engueulades conjugales, incohérences d’emplois du temps, tentations d’infidélité, etc.) sous le prisme de l’enquête policière et s’inquiète de la survie d’un membre de la famille. De fil en aiguille, Alfie joue l’enquêteur en confrontant les protagonistes à leurs incohérences, au mépris sûrement du cadre de l’enquête lui-même (l’auteur nous prévient de cette mise en abîme en ne choisissant pas n’importe quel roman policier d’Agatha Christie, la reine du crime et du huis-clos).

Pour aller plus loin

Bien sûr, le principal écueil de cette technologie est l’usage capitaliste qu’on peut en faire : la collecte des données est déjà la source d’enrichissement et d’empuissantement de certaines multinationales spécialisées dans cet usage ; développer une telle technologie, si elle n’est pas mise au service des libertés individuelles et collectives, ne sert qu’à entretenir un pouvoir d’achat qui n’est pas émancipateur et qui ne propose aux humains de disposer que d’une faible résistance face à des pouvoirs finalement absents des protagonistes du roman, mais bien présents en arrière-plan. Là où Alfie est vraiment de la science-fiction, c’est que cette I.A. porte assez vite un jugement, ou en tout cas cherche à s’en créer un. Par rapport aux « I.A. » actuelles comme ChatGPT, c’est une avancée bien dure à saisir : à quel moment l’I.A. peut-elle s’efforcer de dépasser le cadre qui lui est fourni ? Ici, la limite du conscient est vraiment dépassée quand Alfie semble exprimer des sentiments envers sa famille d’adoption, au point que les lectrices et lecteurs ne pourront qu’exprimer tour à tour de l’empathie envers cette application certes conditionnée au départ, mais qui réagit comme un humain à qui on a juste mal appris comment se comporter face à des informations incomplètes : vérifier et confronter ses sources.

Alfie est donc un très bon roman, hybride et drôle : il mêle des éléments d’anticipation avec un récit de thriller et une intrigue de polar à la Agatha Christie, le tout avec une écriture simple mais efficace, car cela se lit à une vitesse folle !

Autres critiques :
Boudicca (Le Bibliocosme)

Kaamelotien de souche et apprenti médiéviste, tentant de naviguer entre bandes dessinées, essais historiques, littératures de l’imaginaire et quelques incursions vers de la littérature plus contemporaine. Membre fondateur du Bibliocosme.

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