Le chevalier aux épines, tome 1 : Le tournoi des preux
Titre : Le tournoi des preux
Cycle/Série : Le Chevalier aux épines, tome 1
Auteur : Jean-Philippe Jaworski
Éditeur : Les Moutons Électriques
Date de publication : 2023 (janvier)
Synopsis : Soupçonnée d’adultère, la duchesse Audéarde de Bromael a été jugée, répudiée et emprisonnée. Le champion qu’on l’a accusée d’avoir trop aimé, le chevalier Ædan de Vaumacel, lui a fait défaut au cours de son procès. Mais voici qu’un an plus tard, le chevalier est de retour. Honni par les partisans de la ci-devant duchesse comme par ceux du duc Ganelon, le sire de Vaumacel prétend vouloir restaurer son honneur et celui de la dame. Étrangement, il met toutefois plus de zèle à poursuivre les ravisseurs de jeunes gueux qu’à réparer sa faute. Pendant ce temps, la cour ducale se divise ; les armes courtoises pourraient y être rapidement supplantées par les armes de guerre…
-Où diable voulez-vous en venir, cousin ?
-Qu’en condamnant votre épouse, vous les avez toutes frappées, ou peu s’en faut. Après qu’une dame d’aussi haut rang que la duchesse de Bromael a pu déchoir pour un peu de galanterie, elles se sentent toutes sur la sellette. Cela les choque, cela les inquiète ; et pis que tout, cela les indigne. Elles ne passent point une journée sans en rebattre les oreilles de leurs époux, de leurs frères, de leurs fils, de leurs amis. Elles pèsent de tout le poids de la tendresse maternelle ou des blandices amoureuses dans une querelle que vous êtes le seul à croire close. Que valent vos opportunités, vos navires et votre or face à pareille ligue ? La ruelle de ces dames fait le lit de la sédition.
Retour au Vieux Royaume
En 2007 paraissait « Janua Vera », recueil de nouvelles salué tant par la critique que le public et introduisant pour la première fois l’univers du Vieux Royaume. Deux ans plus tard, « Gagner la guerre » rencontrait un succès remarquable, propulsant Jean-Philippe Jaworski au rang des plumes les plus populaires et les plus talentueuses de l’imaginaire français. Après une série totalement différente consacrée cette fois aux Celtes de l’âge du fer (« Rois du monde ») et ayant rencontré quelques déboires éditoriaux, l’auteur revient en ce début d’année à son univers de prédilection. De la même manière que « Gagner la guerre » poursuivait l’intrigue mise en place dans « Mauvaise donne » en reprenant le personnage de Benvenuto, « Le chevalier aux épines » se veut la suite logique de la nouvelle « Le service de ces dames ». On y retrouve donc pour protagoniste Ædan de Vaumacel dont la réputation dans le Vieux Royaume a considérablement pâti de son absence lors du procès d’Audéarde de Bromael où il était attendu de lui qu’il défende l’honneur de la duchesse et réfute les accusations d’adultère les concernant tous deux. La répudiation et l’emprisonnement de la noble dame, et son remplacement par une nouvelle épouse venue de Ciudalia, sont d’ailleurs loin d’être passés inaperçus, la duchesse pouvant compter sur le soutien d’un grand nombre de partisans, à commencer par ses deux fils. C’est justement l’un d’eux, le plus jeune, qui, après avoir quitté brusquement l’ordre religieux qu’il servait afin de venir au secours de sa mère, croisera par hasard la route du chevalier aux épines. Ce dernier, navré de n’avoir pu se présenter au procès mais désireux de restaurer l’honneur de la duchesse, accepte alors de se joindre au parti du fils du duc lors d’un tournoi déterminant réunissant la fine fleur de la chevalerie du royaume. Alors que le duc aimerait laisser cette histoire de répudiation derrière lui afin de réunir ses vassaux en vue d’une attaque de grande ampleur contre les Ouroumans qui menace ses frontières, d’autres sont bien décidés à laver l’affront fait à Audéarde, quitte à précipiter le royaume dans la guerre civile.
Une guerre civile qui couve
Du côté de l’histoire en elle-même, on retrouve les mêmes qualités que dans « Gagner la guerre », avec notamment un soin particulier accordé aux intrigues de cour et des personnages machiavéliques qui multiplient coups bas et coups de théâtre. On pense beaucoup aux œuvres de G. R. R. Martin et Maurice Druon dans la mesure où le récit se focalise avant tout sur les relations entretenues entre les grands de ce monde et sur les conséquences que leurs querelles peuvent avoir sur l’ensemble du royaume. Jeux d’alliances, trahisons, ruses, leurres, rancunes anciennes… : on retrouve les ficelles narratives classiquement employées dans ce type de récit mais il faut admettre que Jean-Philippe Jaworski le fait ici avec beaucoup d’astuce et d’élégance. Tout ce qui concerne la guerre civile en préparation et le jeu des deux partis pour attiser ou au contraire apaiser les tensions est donc parfaitement réussi. Toutefois, le roman comprend également d’autres trames narratives qui, elles, sont plus brouillonnes. Le principal enjeu du récit (le tournoi et la contestation de la répudiation de la duchesse) met par exemple du temps à être exposé, les premiers chapitres étant consacré à une sous-intrigue mettant en scène le chevalier de Vaumacel poursuivant de mystérieux voleurs d’enfants. Loin d’être inintéressante, cette enquête nous permet de quitter brièvement les châteaux et belles demeures pour plonger dans le quotidien des classes laborieuses, la plupart du temps totalement invisibilisées. Seulement ces investigations occupent dans les premiers temps une place prépondérante, laissant présager qu’il puisse s’agir de l’intrigue principale. La rencontre entre Vaumacel et Blancandin finit par nous aiguiller sur le véritable enjeu mais la confusion née du flou entretenu lors des premiers chapitres persiste encore quelque temps, celle-ci étant d’autant plus renforcée que les recherches du chevalier aux épines sont brusquement laissées de côté avant que l’auteur n’y revienne finalement de façon très expéditive.
Le surnaturel s’en mêle
Je suis également un peu plus circonspecte concernant d’autres aspects de l’histoire, notamment ceux mettant en scène du surnaturel. En parallèle aux tractations et machinations ourdies par le parti du duc ou de la duchesse, l’auteur glisse de temps à autre des références à différentes formes de magie pratiquées dans le Vieux Royaume, qu’elles aient à voir avec le culte du Desséché, et se rapproche alors davantage de la nécromancie, ou qu’elles concernent des sortilèges plus « classiques » et, semble-t-il, communément admis par tous. Certains personnages énigmatiques naviguent également dans la trame du récit sans que l’on puisse pour le moment véritablement cerner leurs motivations ni même parfois leur identité. C’est le cas par exemple du narrateur dont on comprend qu’il s’agit d’une sorte de divinité et qui, de temps à autre, prend du recul sur le récit qu’il est en train de narrer pour nous livrer alors de curieux détails sur sa situation ou celle d’entités visiblement similaires à lui. Ce ne sont d’ailleurs pas les seuls êtres non humains qui arpentent le Vieux Royaume puisqu’on rencontre à nouveau des Elfes, dont certains déjà mis en scène dans « Gagner la guerre » ou « Janua Vera », œuvres envers lesquelles l’auteur se fend à plusieurs reprises de discrets clins d’œil. Bien que toutes ces sous-intrigues ne manquent pas d’attrait, leur juxtaposition porte parfois préjudice au roman que l’on ne peut s’empêcher de trouver par moment légèrement brouillon. Le changement multiple de points de vue contribue parfois à renforcer cette impression, certains personnages se retrouvant soudainement mis sur le devant de la scène sans qu’on en comprenne immédiatement les raisons (les passages narrés du point de vue d’un chat – certes d’un genre un peu particulier – sont notamment un peu déroutants). L’auteur finit toutefois toujours par retomber sur ses pattes et c’est avec satisfaction que l’on voit finalement la plupart des pièces du puzzle s’emboîter.
Une remise aux goûts du jour du roman courtois
Là où le roman se distingue véritablement du reste de la production littéraire actuelle, c’est en ce qui concerne le style. Non pas que certains auteurs ne prennent pas garde à soigner leur plume, mais dans le cas de Jean-Philippe Jaworski, on est tout de même un cran au-dessus en terme d’attention portée au caractère littéraire de son œuvre. « Le chevalier aux épines » est en effet largement inspiré des romans courtois qui fleurirent en France au XIe et XIIe siècle, or ce genre possède un certain nombre de codes et de règles que l’auteur tentent ici de s’approprier. Le registre de langue utilisé est, par conséquent, particulièrement soutenu, ce qui peut parfois rendre le texte un peu ardu mais aussi remarquablement beau à d’autres moments. On le savait depuis « Janua Vera », Jean-Philippe Jaworski possède une très belle plume et n’hésite pas à multiplier discrètement les jeux littéraires au sein de ses œuvres. On trouve ainsi dans le roman deux fabliaux écrits par l’auteur et reprenant tous les codes de ces petits récits médiévaux écrits en vers. Au-delà du plaisir pris par le lecteur de se confronter à des historiettes aussi joliment tournées, ce type de passage a surtout pour conséquence donner davantage de profondeur à cet univers du Vieux Royaume dont le passé, la culture et la littérature ne nous semblent ainsi qu’esquissés. La chevalerie se situant au cœur des romans courtois, l’auteur a également pris grand soin de se documenter sur tous les aspects du sujet afin de se montrer le plus précis possible dès lors que sont évoqués l’équipement des chevaliers ou encore leurs techniques d’affrontement. Le roman fourmille par conséquent de termes techniques ce qui peut parfois alourdir les descriptions mais a pour mérite de renforcer l’immersion. Le tournoi mis en scène ici et s’étalant sur près d’une centaine de pages est très impressionnant, peut-être moins épique que ceux du « Bâtard de Kosigan » ou de « L’épée lige » mais plus documenté et donc plus réalise. L’intégralité du texte ne repose cependant pas sur le même registre de langue, notre héros étant amené à côtoyer diverses personnalités aux modes d’expressions radicalement différents, mélange d’argot et de termes familiers pour les rançonneurs rencontrés en route, ou au contraire paroles musicales et solennelles dès lors qu’il est question des elfes.
Le service de ces dames
Et les personnages dans tout cela ? Autant dire qu’avec ces preux chevaliers avides de plaire aux dames et respectant un code d’honneur rigide, on est très loin de Benvenuto, le mercenaire gouailleur et roué de « Gagner la guerre ». Vaumacel est un héros ambivalent sur lequel l’auteur entretient constamment le flou, le rendant par conséquent difficile à cerner. On connaît peu de choses de son passé si ce n’est de vagues commentaires évasifs d’anciennes connaissances, quant à son caractère, la discipline stricte qu’il semble s’appliquer ainsi que son côté un peu guindé permettent rarement de s’en faire une véritable idée. Le jeune chevalier désargenté Yvorin, coincé entre sa parole et sa vassalité, est plus attachant car plus transparent et moins prompt à juguler ses émotions. Il en va de même de Blancandin, le fils du duc, dont le charisme et le respect qu’il parvient à imposer à ses hommes nous le rendent vite sympathique. Et les femmes ? Elles sont bien là, toutes de nobles naissance, qu’il s’agisse de l’épouse répudiée Audéarde, de sa belle-fille Azalaïs ou encore de la redoutable duchesse de Bregor. Si leur rôle ne se limite pas toujours à celui qui est le leur dans les romans courtois (même si c’est le cas par exemple d’Heluise, la dame pour laquelle Yvorin se meurt d’amour), on ne peut pas pour autant dire qu’elles occupent un rôle moteur dans l’intrigue. Certes, c’est le sort de la duchesse qui est la cause de tous ces bouleversements, puisque c’est pour son honneur que tous veulent se battre, et certes, cette dernière manigance pour renforcer son parti au dépend de celui de son ancien époux, néanmoins leurs marges de manœuvre restent très limitées, celles-ci se réduisant à utiliser de braves chevaliers éperdus d’amour pour régler leurs comptes à leur place. Leurs profils ne sont également pas assez variés, les personnages oscillant entre la belle et jeune ingénue ou la belle et redoutable manipulatrice. Seule la religieuse mise en scène dans la dernière partie du roman rompt quelque peu avec ce schéma.
Premier tome de ce qui semblerait être une trilogie (en espérant qu’elle ne subira pas des mêmes déboires éditoriaux que « Rois du monde »), « Le Chevalier aux épines » est un roman exigeant et loin d’être exempt de défauts mais néanmoins remarquable par bien des aspects. Le soin apporté à la forme, d’abord, est impressionnant tant l’auteur a tenté de coller au plus près aux codes du roman courtois dont il s’inspire. L’intrigue, ensuite, est palpitante, et ce dépit de quelques digressions ou longueurs, étoffant encore un peu plus l’univers du Vieux Royaume et mettant en scène son lent basculement dans la guerre civile. Le deuxième volume (« Le conte de l’assassin ») est d’ores et déjà annoncé pour l’été 2023 et sa suite pour début 2024. Espérons que l’éditeur ne nous fasse pas une fausse joie car j’ai hâte de découvrir la suite.
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