Sorrowland
Titre : Sorrowland
Auteur : Rivers Solomon
Éditeur : Aux forges de Vulcain
Date de publication : 2022 (mai)
Synopsis : Vern est enceinte et décide de s’échapper de la secte où elle a été élevée. Cachée dans une forêt, elle donne naissance à des jumeaux, et prévoit de les élever loin de l’influence du monde extérieur. Mais, même dans la forêt, Vern reste une proie. Forcée à survivre en pleine nature, elle montre une brutalité terrifiante, résultat de changements étranges et inexplicables que son corps traverse. Pour comprendre sa métamorphose et protéger sa famille, Vern doit affronter le passé et l’avenir. Trouver la vérité signifiera découvrir les secrets de la secte qu’elle a fui, mais aussi l’histoire violente de ces États-Unis qui l’ont produite.
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Une secte, une forêt… une jeune femme en fuite
Troisième roman traduit de Rivers Solomon après les remarqués « L’incivilité des fantômes » et « Les abysses », « Sorrowland » reprend une partie des thématiques déjà évoquées dans les précédentes œuvres de l’auteur mais avec un cadre très différent. Pas de vaisseau spatial ni de cité sous-marine, donc, mais une petite communauté américaine vivant en autarcie et dont les membres appartiennent à la même secte : le Domaine béni de Caïn. Fondée sous l’impulsion d’un groupe nationaliste noir, celle-ci prône la séparation avec la civilisation des blancs et la nécessité de se reconnecter avec la nature et des savoirs-faire concrets dans le but de maximiser les chances des noirs de survivre. La religion y occupe une place omniprésente, aussi le soin de la communauté est-il placé entre les mains du révérend Sherman qui commande à l’ensemble des habitants du domaine. Parmi eux figure Vern, une jeune femme qu’on a justement marié au révérend mais qui, depuis toujours, refuse de se soumettre et de se plier aux règles de la communauté malgré les nombreux rappels à l’ordre. N’y tenant plus, Vern, enceinte et presque à terme, va finalement se décider à fuir le domaine pour trouver refuge dans la forêt environnante. Elle y mettra au monde deux petits, des jumeaux, qu’elle va tout faire pour garder en vie tout en tâchant de les maintenir à l’écart de l’influence grandissante de la secte qui l’a vu naître. Si « Les abysses » m’avait laissée un sentiment mitigé, « Sorrowland », lui, m’a totalement conquise. L’auteur nous plonge dès les premières pages au cœur de l’action, avec cette jeune femme fuyant un prédateur invisible tout en mettant au monde ses petits, et cette angoisse qui nous étreint dès les premières pages ne nous quittera plus jusqu’à la conclusion de l’histoire. La tension est permanente, ravivée en permanence par l’attitude constamment sur le qui-vive de l’héroïne ou par des scènes brutales qui font voler en éclat le sentiment de sécurité éprouvé brièvement par les personnages. Difficile par conséquent de lâcher le livre une fois entamé, celui-ci ne souffrant que de peu de temps morts qui sont finalement bienvenus tant certains passages s’avèrent émotionnellement chargés.
La face sombre de l’histoire américaine
L’auteur va rajouter à son récit un soupçon de fantastique et de SF qui va donner un peu de sel à l’intrigue. Vern subit en effet de profondes transformations physiques au fur et à mesure de son périple. Transformations qui lui causent des douleurs insupportables mais décuplent sa force et sa capacité à se régénérer. La nécessité vitale pour la jeune femme de comprendre ce phénomène constitue, au-delà de la simple survie, le vrai fil conducteur du récit puisque c’est cela qui va l’obliger à renouer avec son passé. L’histoire du Domaine béni de Caïn est en effet trouble, de même que certains usages rythmant le quotidien des habitants et avec lesquels Vern a toujours été en opposition. L’auteur laisse fuiter ses révélations au compte-goutte, et celles-ci vont souvent de paire avec la survenue de scènes d’action spectaculaires que ne renierait pas un blockbuster. Mais là où le roman est le plus intéressant, c’est en ce qui concerne les thématiques qu’il choisit de mettre en avant. L’auteur aborde ici un grand nombre de sujets, certains plus frontalement que d’autres qui, bien que traversant tout le roman, ne sont évoqués qu’en sous-texte. C’est le cas par exemple de la violence de la colonisation envers les populations autochtones aux États-Unis, un sujet qui n’est abordé que marginalement mais qui imprègne pourtant le récit à travers l’image qu’on se fait de ce pays qui n’est jamais vraiment nommé mais qu’on identifie pourtant immédiatement. Le racisme, et le sort infligé aux millions d’Africains réduits en esclavage en Amérique, est évidemment omniprésent, comme c’était déjà le cas dans les deux précédents romans de l’auteur, puisque la métamorphose de l’héroïne s’accompagne de visions sanglantes liées au sort réservé aux populations noires aux États-Unis, et ce à différentes époques. Certaines scènes sont par conséquent difficiles à lire par la violence qui s’en dégage, qu’elle soit physique ou morale. D’autres, en revanche, sont pleines de tendresse et permettent un relâchement bienvenus sans qu’on ne puisse pour autant taxer l’auteur de la moindre mièvrerie. J’ai pour ma part été assez sensible aux références littéraires (Ursula Le Guin, par exemple, dont on retrouve ici de jolis extraits) de même qu’à la subtilité avec laquelle l’auteur tente de déconstruire certaines de nos représentations. C’est le cas, entre autre, avec le genre, puisque le sexe des jumeaux (jumelles ?) est volontairement passé sous silence, ce qui permet de se représenter les personnages sans qu’aucun stéréotype ne vienne interférer.
Des portraits de femmes remarquables
La relation entre Vern et ses jumeaux étant au cœur de l’intrigue, la question de la maternité apparaît également comme centrale et est abordée avec beaucoup de sensibilité. L’amour que porte l’héroïne à ses enfants et sa conscience aiguë que leur survie repose, dans un premier temps, sur ses seules épaules sont communicatifs. On passe ainsi une grande partie du roman avec au creux du ventre un sentiment d’urgence, le même que celui ressenti par Vern lorsqu’elle se voit contrainte de laisser momentanément ses petits. L’auteur livre d’ailleurs une réflexion intéressante sur la construction du rapport entre parent et enfant, les valeurs qu’on veut leur transmettre, le poids de l’éducation qu’on leur donne… Vern est en effet une mère atypique qui, parce que totalement seule et avec pour seule représentation un modèle qu’elle ne veut pas reproduire, se sent libre d’élever ses enfants de la manière qui lui semble la plus appropriée, sans aucune pression sociale d’aucune sorte. La relation qu’elle tisse avec ses enfants est par conséquent un peu déstabilisante mais surtout très touchante dans la mesure où, au-delà de toutes considérations d’ordre éducatif, l’auteur parvient à décrire avec justesse et délicatesse la profondeur du lien qui peut unir un parent et ses petits. Les autres relations que l’héroïne tisse avec les personnages sont également très intenses, y compris avec ses adversaires. L’auteur fait d’ailleurs le choix de mettre presque exclusivement en scène des femmes, principalement noires, ce qui lui permet évidemment d’aborder de façon plus intimiste l’ensemble des thématiques dont j’ai déjà fait mention. Toutes font l’objet d’un traitement soigné et parviennent, à un moment ou un autre du récit, à nous toucher, que ce soit par leur force, leur bienveillance, ou la tristesse de leur sort.
Rivers Solomon signe avec « Sorrowland » un très bon roman qui, à travers la lutte d’une femme pour sa liberté et celle de ses enfants, met en lumière des aspects sombres de l’histoire des États-Unis. L’auteur alterne avec succès entre scènes d’action spectaculaires et moments intimes bouleversants, une combinaison qui rend difficile pour le lecteur de se résigner à reposer l’ouvrage une fois celui-ci entamé. Une très belle découverte, donc, que je vous recommande chaudement.
Autres critiques : Les Chroniques du Chroniqueur
6 commentaires
Le Nocher des livres
Toujours pas lu cette autrice.
Tu me donnes envie de franchir le cap.
Boudicca
Merci 🙂 Celui-ci vaut effectivement le coup, « Les abysses » m’avait un peu moins plu. Je vais essayer de lire bientôt « L’incivilité des fantômes » pour me faire un avis
Brize
Ah, c’est peut-être avec celui-ci que je vais enfin découvrir l’auteure, j’étais moins tentée par les précédents.
Boudicca
Oui je pense que ce roman en particulier est une bonne porte d’entrée pour découvrir l’autrice. J’espère que cela te plaira autant qu’à moi !
Tigger Lilly
Beaucoup aimé ce roman, même si un chouäi moins que Les abysses mais plus que L’incivilité des fantômes (même s’il est bien aussi). Hâte de voir ce que va donner le prochain.
Boudicca
Moi aussi 🙂 Je n’ai pas encore découvert L’incivilité des fantômes mais ça a l’air intéressant.