Fantastique - Horreur

Ring shout – Cantique rituel

Titre : Ring shout – Cantique rituel
Auteur : Phenderson Djeli Clark
Éditeur : L’Atalante
Date de publication : 2021 (octobre)

Synopsis : Macon, 1922. En 1915, le film Naissance d’une nation a ensorcelé l’Amérique et gonflé les rangs du Ku Klux Klan, qui depuis s’abreuve aux pensées les plus sombres des Blancs. À travers le pays, le Klan sème la terreur et se déchaîne sur les anciens esclaves, déterminé à faire régner l’enfer sur Terre. Mais les Ku Kluxes ne sont pas immortels. Sur leur chemin se dressent Maryse Boudreaux et ses compagnes de résistance : une tireuse d’élite à la langue bien pendue et une Harlem Hellfighter. Armées de fusils, de bombes et d’une épée imprégnée de magie ancestrale, elles chassent ceux qui les traquent et renvoient les démons du Klan tout droit en enfer ; alors qu’un complot effroyable se trame à Macon et que la guerre contre le mal est sur le point de s’embraser.

-Croyez qu’y a des Nègues là d’où qu’y viennent ?
-Sadie ! je l’interromps, mes minces réserves de patience épuisées. Dieu sait combien de fois j’tai dit d’arrêter de prononcer ce mot-là. Au moins en ma présence.
La mulâtre lève tellement les yeux aux ciel que je m’étonne de ne pas la voir tomber endormie.
-Qu’est-c’est que tu m’charres, Maryse ? J’mets toujours la majuscule à mes Nègues.
Je la fusille du regard.
-Qu’esse ça change ?
Elle a le toupet de me toiser comme si j’étais simple d’esprit.
-Passqu’avec la majuscule y’a du respect.
-Et comment qu’on sait, nous, si tu mets un N majuscule ou minuscule ? intervient Chef en venant à ma rescousse.
Sadie nous dévisage à présent toutes les deux, à croire qu’on connaît pas que deux plus deux font quatre.
-Pourquoi ça que j’dirais nègue en minuscule ? C’est insultant ! 

Racisme, créatures horrifiques et héroïnes bad-ass

Après les excellents « Tambours du dieu noir » (suivi de « L’étrange affaire du djinn du Caire ») et « Le mystère du tramway hanté », Phenderson Djeli Clark nous offre avec « Ring shout » une novella très réussie dans laquelle on retrouve tous les ingrédients qui font le charme de cet auteur que les éditions l’Atalante ont décidément été fort inspirées de traduire. Après la Nouvelle-Orléans et le Caire, direction le sud des États-Unis en 1922, quelques années seulement après la sortie du film « Naissance d’une nation » de D. W. Griffith. Véritable succès au cinéma, l’oeuvre promeut une sorte de roman national américain idéalisé et fait ouvertement l’apologie de la suprématie blanche, au point qu’elle participera à un regain de vigueur du Ku Klux Klan à cette période. Les populations noires sont évidemment les premières victimes de cette résurgence et des actes de terrorisme perpétrés en toute impunité par les membres du clan. Ce que très peu parmi eux savent, en revanche, c’est qu’un petit nombre de ces suprémacistes ne sont pas des humains ordinaires mais des créatures de toute évidence non terrestres et qui se nourrissent de la haine et de la colère que traînent dans leur sillage ces illuminés. Maryse, elle, est parfaitement au fait de la double nature de ces « Ku Kluxes » qu’elle combat sans relâche depuis le massacre de sa famille. Armée d’une épée magique et entourée de deux autres redoutables guerrières, l’une vétérante de la Première Guerre mondiale, l’autre véritable pro de la gachette, la jeune femme traque inlassablement ces monstres qui semblent toujours plus nombreux. Et la situation n’est pas prête de s’améliorer avec l’annonce de la sortie d’un second volet à « Naissance d’une nation », film visiblement destiné à servir de couverture à l’arrivée d’une nouvelle entité encore plus terrible que celles que Maryse à jusque là du affronter.

Travail sur la langue et la culture afro-américaine

Longue d’un peu moins de deux cent pages, la novella de P. Djeli Clark se dévore et ravit tant par la qualité de son écriture et de sa réflexion que par le soin apporté aux personnages, mais aussi par l’équilibre que l’auteur a su préserver entre une ambiance presque crépusculaire et un humour irrésistible. Comme dans « Les tambours du dieu noir », l’auteur met en avant des personnages afro-américains dont la culture et les pratiques spirituelles s’inspirent de celles des esclaves originaires d’Afrique de l’Ouest et apportées aux États-Unis lors de la traite. La culture gullah-geechee (qui concerne des Afro-Américains vivant sur les côtes de Caroline du Sud) est particulièrement mise en avant, que ce soit à travers la mise en scène de ces « ring shout », une pratique rituelle particulièrement populaire à base de danse et de chants, mais aussi grâce à des extraits d’entretiens avec d’anciens esclaves témoignant du caractère émancipateur et contestataire de ces rituels. Comme dans « Les tambours du dieu noir », on retrouve aussi un gros travail réalisé sur la langue puisque le texte est écrit, dans sa version originale, majoritairement en anglais vernaculaire afro-américain, avec quelques passages en créole afro-américain gullah-geechee. La diversité de ces langages est admirablement rendue par la traduction et, si certains passages sont peut-être un peu plus ardus à déchiffrer, l’auteur souligne non sans humour dans son avant-propos que « pour des amateurs et amatrices de littérature de l’imaginaire, habitués à côtoyer des langues fictives telles que l’elfique ou le klingon, une once de dialecte afro-américain et de créole ne devrait pas poser de problème. » Bien que plutôt osé, le pari de P. Djeli Clark est donc un franc succès et confère au récit un charme supplémentaire tout en renforçant l’immersion du lecteur dans cette Amérique profondément dérangeante.

-Darwin dit que les bêtes elles changent au fil du temps. Alors, j’me dis, pourquoi pas les gens ? Peutète que les Blancs, ils étaient de couleur et qu’ils ont pâli comme y font quand ils ont peur. Ou froid. Vous imaginez pas comment ils sont livides, les Blancs, dans le Nord.
Sadie reste un moment silencieuse, le verre à mi-chemin vers ses lèvres. Ça, c’est le signe qu’elle mouline dur dans sa tête. Quand elle reprend la parole, c’est presque si elle chuchote.
-T’es en train de dire… qu’les Blancs c’est des nègues ?
Lester en reste sans voix.
Chef secoue la tête.
-Seigneur, qu’esse t’as pas dit là…
-Enfin, miss Sadie… J’suppose que… C’est pas comme ça que j’l’aurais formulé…
-Les Blancs y sont des nègues ! répète Sadie en abattant si fort son verre sur la table que Lester en sursaute. Tout c’temps y s’la racontent et y pètent plus haut qu’leur cul ! Mais, en fait, c’est des nègues qu’ont duré trop longtemps dans le froid ! 

Personnages humains et surnaturels

Parmi les nombreux éléments qui constituent la « marque de fabrique » de l’auteur figure la place prépondérante accordée aux femmes, et cette novella ne fait pas exception. Djeli Clark nous offre un trio d’héroïnes marquant et qui dégage énormément de force, et ce en dépit (ou sans doute plutôt à cause) des épreuves traumatisantes qu’elles ont pu subir dès leur plus jeune âge (les tranchées, le massacre d’une famille…). L’alchimie qui règne entre ces trois protagonistes est indéniable et communicative, si bien qu’on s’attache immédiatement à ces guerrières des temps modernes dont on admire la combativité mais pour lesquelles on ne peut s’empêcher de trembler. Les monstres auxquels nos héroïnes ont affaire sont quant à eux convaincants, qu’il s’agisse des « simples » suprémacistes ou de ces créatures venues d’ailleurs. Les références à Lovecraft et ses Grands Anciens sont évidentes et utilisées astucieusement pour instaurer un climat d’horreur de plus en plus oppressant. On pense aussi, un peu, à China Mieville et à ses créatures toutes plus perturbantes les unes que les autres tant les descriptions fournies ici des Docteurs de la Nuit ou encore des Ku Kluxes sont effrayantes. L’auteur n’hésite également pas à mettre en scène de façon assez trash des déformations ou tortures corporelles, autant de scènes qui participent elles aussi à renforcer cette atmosphère étouffante mais qui peuvent mettre très mal à l’aise. En dépit de cette noirceur incontestable et de la tension permanente qui met à rude épreuve les nerfs du lecteur, on se prend aussi à rire franchement à la lecture de certains dialogues remarquablement bien écrits et qui dédramatisent temporairement la situation. Le personnage de Sadie est sans doute le plus drôle de tous, avec son franc-parler et son mélange de cynisme et de candeur qui donne lieu à des échanges mémorables avec ses camarades tour à tour attendries ou atterrées.

Avec « Ring shout » P. Djeli Clark continue de s’affirmer comme une voix incontournable des littératures de l’imaginaire outre-atlantique. De part ses thématiques, leur traitement résolument politique, le travail réalisé sur la langue et surtout la qualité de ses personnage, ses novellas méritent incontestablement le détour. A noter que les éditions l’Atalante ont annoncé la parution ce mois-ci du premier roman de l’auteur se situant de le même univers que ses affaires égyptiennes : « Maître des djinns ».

Autres critiques : Aelinel (La bibliothèque d’Aelinel) ; Belette (Cannibal Lecteur) ; Célinedanë (Au pays des cave trolls) ; L’ours inculte ; Les Chroniques du Chroniqueur ; Le nocher des livres ; Lutin82 (Albédo – Univers imaginaires)

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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