Fantasy

Le chien du forgeron

Le Chien du Forgeron

Titre : Le chien du forgeron
Auteur : Camille Leboulanger
Éditeur : Argyll
Date de publication : 2021 (août)

Synopsis : Approchez ! Alors que tombe la nuit froide, laissez-moi vous divertir avec l’histoire de Cuchulainn, celui que l’on nomme le Chien du Forgeron ; celui qui s’est rendu dans l’Autre Monde plus de fois qu’on ne peut le compter sur les doigts d’une main, celui qui a repoussé à lui seul l’armée du Connacht et accompli trop d’exploits pour qu’on les dénombre tous. Certains pensent sans doute déjà tout connaître du Chien, mais l’histoire que je m’apprête à vous narrer n’est pas celle que chantent les bardes. Elle n’est pas celle que l’on se raconte l’hiver au coin du feu. J’en vois parmi vous qui chuchotent, qui pensent que je cherche à écorner l’image d’un grand homme. Pourtant, vous entendrez ce soir la véritable histoire du Chien. L’histoire derrière la légende. L’homme derrière le mythe.

Vous m’avez demandé l’histoire du Chien, et c’est celle-là que je vais continuer à vous raconter, mais sachez une chose. Il est maints drames que personne ne raconte jamais qui se jouent à l’intérieur d’une demeure, entre des femmes auxquelles les conteurs ne prêtent jamais attention, entre des portes closes. Parfois, l’écho de ces guerres silencieuses se fait entendre dans le récit des bruyants conflits des hommes. Pas celle-ci. Je la raconterai, si vous le voulez, une autre fois, ou un autre que moi le fera. Sachez cependant que cette lutte a eu lieu, qu’elle fut rude et qu’elle n’eut pas de vainqueresse véritable. Éclipsée par l’ombre du Chien, peu savent les souffrances endurées par Dechtire, Mugain et Findchoem pour régner sur ces chambres dans lesquelles elles étaient nées et mourraient enfermées. Sachez pourtant qu’elles ont existé. Sachez seulement cela. 

Portrait d’un héros celte légendaire

Actualité chargée en cette année 2021 pour Camille Leboulanger qui cumule deux parutions en l’espace de quelques mois seulement : d’abord « Ru » (chez l’Atalante), roman éminemment politique dans lequel il met en scène une cité et ses habitants ayant élu domicile dans le corps d’une créature gigantesque, et puis « Le chien du forgeron » (chez la toute récente mais déjà prometteuse maison d’édition Argyll). Consacré à l’une des figures les plus emblématiques de la mythologie celtique, l’ouvrage nous relate le parcours extraordinaire de Cuchulainn, héros irlandais charismatique doté d’une force colossale et quasi invulnérable au combat. Considéré comme le fils du dieu Lug, le guerrier est réputé pour ses grands exploits et n’est pas sans rappeler d’autres personnages légendaires du même style, à l’image d’Héraclès ou encore Achille (qui se vit, comme lui, offert le choix entre une vie longue et paisible et une autre, plus courte, mais glorieuse). De son enfance dans une place forte reculée à son irrésistible ascension au sein de l’élite des guerriers du grand roi Conchobar mac Nessa, en passant par son apprentissage auprès de quelques unes des plus grandes figures de l’époque, sans oublier ses plus grands faits d’armes comme la razzia de Cooley ou l’enlèvement de la belle Emer, l’auteur revient sur tous les épisodes qui ont fait la renommé du personnage et forgé sa légende. En dépit de l’intérêt qu’aurait suscité à elle-seule l’histoire de ce personnage hors-norme, la version proposée ici est loin de se limiter à une simple remise aux goûts du jour de la vie de ce héros relativement peu connu de ce côté-ci de la Manche. Le sous-texte qui accompagne le récit se révèle ainsi particulièrement intéressant, l’ouvrage proposant en effet une interprétation tranchant radicalement avec celle que l’on pouvait avoir jusqu’à présent de ce guerrier auréolé de gloire et presque invincible. Fidèle à ses habitudes, Camille Leboulanger propose ici une analyse plus politique du mythe, s’interrogeant notamment sur la place des femmes dans une telle épopée ainsi que sur l’éducation donné à ce garçon, entraîné presque malgré lui dans un engrenage destructeur le poussant encore et encore à réaffirmer sa virilité.

Une histoire bien contée et bien analysée

Difficile dans ces conditions de trouver un seul point négatif au roman qui m’aura enthousiasmée du début à la fin et se montre convainquant à tous les niveaux. La reconstitution de l’époque évoquée (le premier âge du fer) est ainsi très satisfaisante, l’auteur s’étant appuyé sur les travaux de plusieurs historiens spécialistes du sujet afin de rendre son récit le plus cohérent possible, quand bien même celui-ci n’a rien d’historique au sens propre du terme. De ce point du vue, l’ouvrage fait inévitablement pensé à une autre œuvre parue récemment et traitant de la même époque, la fameuse série « Rois du monde » de Jean-Philippe Jaworski. On y retrouve la même volonté de se détacher des clichés sur les Celtes et leurs coutumes (même si cela est évidemment fait de manière bien plus succincte dans le roman présent) afin de donner au contraire une vision la plus réaliste possible de la manière dont était organisée la société ainsi que de la complexité des rapports de domination et de hiérarchie entre guerriers. Loin de se limiter à une simple énumération des grands faits d’armes du héros, le roman nous offre aussi un bel aperçu du quotidien du roi et de son entourage dans la forteresse d’Emain Macha, avec de nombreuses scènes de banquets, d’entraînements ou de discussions entre les femmes du domaine, autant de passages qui permettent d’apporter de la complexité à une épopée qui, sans cela, aurait sans doute été un peu légère du point de vue de la réflexion. Cette intellectualisation, elle passe aussi par le biais d’un personnage rajouté par l’auteur au mythe d’origine et qui joue ici un rôle déterminant dans l’histoire puisqu’il s’agit du narrateur. L’histoire de Cuchulainn nous est ainsi racontée par un conteur à l’aube de sa vie, dans une taverne quelconque auprès d’un public quelconque, et dont l’objectif est de lever le voile sur l’homme derrière la légende, quitte à prendre ses auditeurs à rebrousse-poil. Car la vision proposée ici par le vieil homme n’est pas particulièrement flatteuse à l’égard du héros et met en lumière, plutôt que ses exploits, ses fêlures et ses limites.

Cuchulainn, la virilité et les femmes

Sous la plume de Camille Leboulanger, le héros adulé de tous et à qui tout réussi prend un tout autre visage, plus sombre et infiniment moins glorieux. Loin de susciter l’admiration ou la sympathie du lecteur, le personnage fait naître au contraire toute une palette d’émotions chez le lecteur, la plupart du temps négatives, que ce soit la pitié ou le dégoût, la détestation ou la tristesse. Outre sa force exceptionnelle, Cuchulainn n’a en effet rien du héros, et pourrait au contraire plutôt être assimilé à un gros boeuf/beauf. Fonçant sans arrêt tête baissée, incapable de saisir le véritable sens des leçons qu’on lui inculque, arrogant à l’extrême, sale, bruyant, brutal… : le moins que l’on puisse dire, c’est que la légende en prend un sacré coup ! Bien qu’atterrés par le comportement du héros et conscients des dangers qu’il fait courir à la stabilité du royaume, celles et ceux qui gravitent dans son entourage ne parviendront (ou n’essayeront) jamais à ralentir la course folle du héros vers sa propre destruction. La galerie de personnages secondaires mis en scène ici est néanmoins convaincante, à commencer par les personnages féminins. Le narrateur le rappellera à plusieurs reprises à son auditoire, cette histoire n’est pas une histoire de femmes, condamnées au rôle de simples spectatrices, impuissantes à influer sur le cours du destin du héros, voire même le leur. Pourtant, Camille Leboulanger ne les oublie pas, et met en scène un beau panel de personnages féminins complexes et ambivalents, à l’image de Dechtire, mère du héros et sœur du roi à la personnalité changeante et donc difficile à cerner, ou encore de la belle Emer, révulsée par ce guerrier qui cherche à la posséder et qui, bien que forcée de se soumettre, ne perdra jamais sa combativité. Le poids du patriarcat et les ravages causés par une éducation érigeant la virilité au rang de vertu suprême sont ainsi autant de thématiques centrales du roman qui les aborde de manière suffisamment implicite pour que jamais l’analyse de l’auteur ne soit prise pour une leçon de morale assénée au lecteur, ce qui aurait eu pour effet de sortir ce dernier de son immersion qui demeure ici préservée du début à la fin.

Bien qu’ayant déjà beaucoup apprécié les précédents romans de l’auteur, aucun ne m’aura enthousiasmée au point de ce « Chien du forgeron » qui constitue certainement, à ce jour, l’œuvre la plus aboutie de Camille Leboulanger. Celui-ci y revient sur une figure emblématique de la mythologie celtique, le héros Cuchulainn dont il propose une vision radicalement différente de celle véhiculée par la légende. Porté par une très belle plume, le récit retrace le parcours hors du commun d’un guerrier que l’auteur se plaît à faire chuter de son piédestal tout en s’interrogeant sur les valeurs véhiculées par un modèle tel que Cuchulainn, et au-delà de celui de toutes ces figures de guerriers virils et sanguinaires qui peuplent nos imaginaires. Un vrai coup de cœur, et un roman à mettre entre toutes les mains !

Autres critiques :
Célindanaë (Au pays des Cave Trolls)
Dionysos (Le Bibliocosme)
Le nocher des livres
Lorhkan (Lorhkan et les mauvais genres) ; Tigger Lilly (Le dragon galactique)

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

7 commentaires

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