Science-Fiction

Jusqu’ici tout allait bien

Titre : Jusqu’ici tout allait bien
Cycle/Série : Les contes ordinaires, tome 2
Auteur : Ersin Karabulut
Éditeur : Fluide Glacial
Date de publication : 2020

Synopsis : Qu’adviendrait-il de notre société si elle renonçait à ses libertés à cause de croyances, des nouvelles technologies, d’un virus ou même du carcan familial ? Dans cette anthologie de récits d’anticipation, l’auteur turc Ersin Karabulut décrit à la perfection les maux de notre société et le moment où tout bascule.

 

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Dérangeant et fascinant

Ersin Karabulut est un dessinateur turc qui s’est lancé en 2018 dans la bande dessinée avec ces premiers « Contes ordinaires », des récits d’anticipations illustrés interrogeant notre société et notre rapport à la technologie, à la politique ou tout simplement aux autres. La démarche est la même dans « Jusqu’ici tout allait bien » qui regroupe neuf nouveaux contes mettant en scène des gens ordinaires dont la vie va être bouleversée par un événement totalement inattendu. Ce peut être une petite fille qui décide de ne plus se soumettre aux règles imposées par la société, ou une femme dont l’enfant grandit en son sein sans pouvoir sortir, ou encore un homme qui découvre que son fils lui ressemble décidément beaucoup trop. Le ton est cru, la morale souvent cruelle, et l’intrigue comme les illustrations provoquent l’un et l’autre un profond sentiment de malaise chez le lecteur. Un sentiment dont sont familiers les spectateurs de « Black mirror », série télévisée à succès basé sur le même principe : des petites nouvelles de science-fiction mettant en scène un futur à la fois familier et inquiétant dans lequel les nouvelles technologies occupent généralement une place prépondérante. Les contes d’Ersin Karabulut présentent ainsi de nombreux traits communs avec la série, qu’il s’agisse de la volonté de s’emparer de sujets de société, mais aussi de mettre en scène des personnages ambigus et à la moralité douteuse, ou encore de proposer des conclusions profondément dérangeantes. Les dessins sont à l’avenant puisque les personnages ne sont vraiment pas à leur avantage et sont représentés un peu comme des caricatures (gros nez, bouche ridiculement petite, coiffures ou vêtements démodés ou informes…). Loin de rebuter, ce choix participe lui aussi à la fascination un peu malsaine du lecteur qui voit évoluer avec un mélange de curiosité et de dégoût ces protagonistes souvent très ordinaires dont le rôle alterne entre celui de victime et de bourreau.

Soumission et révolte

Certains récits abordent la question des relations familiales, notamment celle entretenue entre parent et enfant, mais absolument pas d’un point de vue attendrissant ou consensuel. Dans « Deux en un », l’auteur met en scène un enfant coincé dans le ventre de sa mère (qui ne possède pas d’orifice pour le faire sortir) et qui va volontairement lui faire vivre un calvaire, tandis que dans « Le fils de son père » on assiste à l’implosion d’une famille dans laquelle le fils veut (et peut) prendre la place du père. Les propos de l’auteur sont cela dit plus souvent politiques, ce qui l’amène à traiter de sujets d’actualité tels que la servitude volontaire, le conditionnement, le contrôle de plus en plus important qu’exercent sur nous et nos sociétés les géants du numérique, ou encore la montée inquiétante du conservatisme. Pour aborder ces thématiques, Ersin Karabulut mobilise la science-fiction et imagine aussi bien des sociétés futuristes sur le point de basculer que des individus révoltés broyés par le poids des obsessions de leurs concitoyens. Dans le bouleversant « Sans gravité », l’auteur met en scène un monde dans lequel tout à été privatisé, de l’air à l’eau, en passant par le poids des individus : tout ce qu’il reste à ceux n’ayant pas la chance de pouvoir s’acheter une vie, c’est de la perdre tous ensemble. Dans « Dot », on suit cette fois une jeune femme de plus en plus agacée par le fait que son mari dénigre sa marque préférée et refuse tous les gadgets technologiques à la mode dont elle raffole. Ça tombe bien, « Dot » propose justement à ses fidèles clients de s’occuper de leur entourage récalcitrant, et se lance même dans le gouvernement d’états en sous-traitance ! « L’âge de pierre », conte chargé d’ouvrir le recueil est finalement celui qui résume le mieux l’ensemble de l’ouvrage puisqu’on y retrouve tout ce qui fait son charme et sa force : un propos politique intelligemment amené et une intrigue qui éveille une multitude d’émotions chez le lecteur, de la tristesse au dégoût en passant par la colère et l’effarement. Un vrai tour de force !

Ersin Karabulut signe avec ces nouveaux « contes ordinaires » un ouvrage qui s’apparente pour le lecteur à un véritable uppercut. Difficile en effet de rester de marbre à l’évocation de ces futurs dérangeants et de ces révolté(e)s brisé(e)s. Tour à tour loufoques ou émouvants, improbables ou réalistes, les neufs contes au sommaire ne laissent en tout cas jamais indifférents et poussent le lecteur à réfléchir à des sujets et des comportements déplaisants mais sur lesquels il est parfois urgent de se pencher. Voilà une lecture à ne pas rater pour les amateurs de bande dessinée comme de science-fiction !

Voir aussi : Tome 1

Autres critiques :  ?

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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