Fantasy

Le dragon Griaule

Titre : Le dragon Griaule
Auteur : Lucius Shepard
Éditeur : Le Bélial / J’ai lu
Date de publication : 2011 / 2013

Synopsis : Lucius Shepard publie « L’Homme qui peignit le dragon Griaule » en 1984, récit qui introduit l’univers de Griaule, un monde préindustriel dans lequel un dragon titanesque a été pétrifié par un puissant sorcier voilà plusieurs millénaires. Depuis ces temps reculés, la créature s’est « intégrée » au paysage, devenant à elle seule une chaîne de montagne chargée de végétation qui abrite ville et villages. Mais si le monstre ne bouge plus, il n’en est pas mort pour autant. Ainsi Griaule continue-t-il d’instiller sa néfaste influence, une insidieuse corruption qui s’attaque aussi bien aux hommes qu’à la nature… Car Griaule poursuit un but. Inavoué et inavouable.

 

Griaule : le chef d’oeuvre de Lucius Shepard ?

En 1984, Lucius Shepard publie sa première nouvelle mettant en scène le dragon Griaule. Et puis, suite au succès du texte et à sa propre envie d’étoffer un peu plus l’histoire de cette gigantesque créature, l’auteur s’est lancé dans l’écriture de plusieurs autres récits se déroulant dans le même univers, réunis ici dans un seul ouvrage considéré comme son chef-d’œuvre. Le fil directeur qui unit les six novellas présentes au sommaire est donc un énorme dragon, Griaule, vaincu il y a bien longtemps par un puissant sorcier qui est parvenu à le paralyser mais n’a pas réussi à lui ôter la vie. Sur son corps immobile se sont peu à peu développées une faune et une flore variées, bientôt suivies par une poignée d’humains qui n’ont pas tardé à fonder une ville toute entière. Bien qu’ayant toutes les apparences de la mort, le dragon n’en reste cependant pas moins vivant, et, si son corps ne répond plus à sa volonté, son esprit, lui, n’a rien perdu de sa puissance. Et ils le savent, ceux qui ont choisi de vivre dans l’ombre du dragon : son influence néfaste s’exerce insidieusement partout et sur tous, bien au-delà même des limites de la vallée dans laquelle son corps s’est effondré. Chacun des textes nous dévoile un aspect différent de l’histoire du dragon et du pouvoir qu’il exerce sur les mortels à proximité, et ce de manière chronologique. La première rencontre du lecteur avec Griaule se fait dans « L’Homme qui peignit le dragon Griaule », par l’intermédiaire d’un artiste qui ambitionne de venir définitivement à bout de la bête en le peignant dans son intégralité. « L’homme qui peignit le dragon Griaule » pose les bases d’un décor captivant qui s’inspire largement des paysages d’Amérique centrale et emprunte beaucoup à la période pré-industrielle. Si on pourrait dans un premier temps parfaitement se croire dans un univers de fantasy déconnecté de notre monde, l’auteur nous détrompe rapidement en insérant ici ou là quelques références historiques ou géographiques qui nous invitent à reconsidérer notre vision de cette cité bâtie sur le corps du dragon, finalement moins éloignée de nous qu’il n’y paraissait.

Anatomie et influence perverse d’un dragon

Dans « La fille du chasseur d’écailles », Lucius Shepard met cette fois en scène une jeune femme qui, pour échapper à des poursuivants, va s’aventurer dans le gosier du dragon, là où personne n’est jamais revenu. Et pour cause, puisque Griaule a su s’entourer de quantités de créatures, parasites ou protecteurs, qui veillent à préserver l’intégrité de son corps et éloignent les indésirables. Catherine comprend toutefois bien vite qu’elle n’a rien à craindre de cette étrange faune qui, au contraire, semblait attendre sa venue avec impatience, et refuse désormais de la laisser partir. Le récit s’inscrit davantage dans de la fantasy « classique » et se révèle être une belle réussite. Lucius Shepard y fait la part belle à l’exploration scientifique et nous permet de nous familiariser encore davantage avec l’anatomie du dragon, mais aussi avec sa mentalité particulièrement retorse. Changement d’ambiance avec « Le Père des pierres » qui se déroule dans une ville éloignée de la vallée dans laquelle repose Griaule, mais où son influence s’exercerait pourtant bel et bien selon certains. C’est en tout cas le point de vue défendu par un lapidaire accusé du meurtre d’un de ses concitoyens, et qui se prétend innocent car manipulé par le dragon. L’histoire nous est relatée par le point de vue de l’avocat de l’assassin, qui va tenter de mener l’enquête pour estimer si son client est bel et bien la victime de Griaule, ou un manipulateur exceptionnel qui cherche à se dédouaner. Le texte s’apparente cette fois davantage à un thriller, et le résultat est là encore remarquable. L’auteur s’amuse à faire osciller son lecteur entre l’une et l’autre des deux théories, et pousse un peu plus loin ses réflexions déjà amorcées dans les deux récits précédents sur le libre-arbitre et la notion de responsabilité. Car après tout, n’est-ce pas bien commode d’avoir ce gigantesque dragon immobile à blâmer pour tous les actes répréhensibles commis par les humains ? Les deux histoires suivantes nous entraînent à nouveau au coeur de la vallée de Carbonales où l’on fait d’abord la connaissance d’une brute n’attendant plus grand-chose de la vie et dont le quotidien va être bouleversé par sa rencontre avec une authentique dragonne (« La Maison du Menteur »). Car Griaule n’est pas le seul dragon à peupler la Terre, et il semblerait que ses congénères soient aussi sensibles à son influence et sa volonté que les simples mortels qui vivent à ses pieds. Plusieurs années plus tard, un petit bourgeois en voyage d’affaires et une prostituée se voient propulsées par magie dans une sorte de no man’s land de toute évidence façonné par le dragon qui a ici un plan bien précis en tête (« L’écaille de Taborin »). Bien plus que le cadre étrange avec lequel les protagonistes se voient ici forcés d’évoluer, ce sont les relations ambiguës entretenues entre les personnages qui donnent tout son sel au récit.

Un dragon métaphore

La novella chargée de clore l’ouvrage (« Le Crâne ») est aussi la plus longue et la plus impressionnante de toute. L’auteur y opte pour un changement d’ambiance et de décor puisque l’histoire se déroule au Guatemala, ravagé par la corruption, la violence et la drogue. C’est là que l’on fait la connaissance de deux personnages qui n’ont, à priori, pas grand-chose en commun : le premier est un Américain paumé et défoncé qui s’est installé au Guatemala pour y mener une petite vie insouciante, bien éloignée de toute considération politique ; la seconde est une autochtone dotée d’une aura particulière et désireuse de changer en profondeur son pays, quitte à aggraver encore un peu plus la situation déjà catastrophique. L’ambiance poisseuse et malsaine qui règne dans cette ville rongée par la violence exerce une fascination certaine sur le lecteur qui se prend rapidement d’intérêt pour ce nouveau décor dont on devine cependant bien le lien avec le précédent. La tension y est presque palpable, notamment dans la seconde moitié au cours de laquelle la situation se dégrade un peu plus pour tous les opposants, ou identifiés comme tels, par le régime, qu’il s’agisse des homosexuels, des journalistes ou des citoyens un peu trop curieux ou critiques. Lucius Shepard y aborde les mêmes thématiques que précédemment, mais de manière bien plus explicite. La dimension politique de son œuvre saute alors très nettement aux yeux, Griaule devenant une métaphore particulièrement forte de tout régime dictatorial et de la manière dont réagissent les individus et les collectivités prisent dans son étau. Les sujets traités dans l’ensemble de l’oeuvre sont variés, et toujours en simple filigrane, ce qui permet à la réflexion du lecteur de se développer et de se complexifier au fil des récits. Tous se révèlent passionnants, et la plume de Lucius Shepard n’y est sans doute pas étrangère, à la fois prompte à enflammer l’imagination du lecteur et à l’inciter à la réflexion. Le seul aspect qui m’a quelque peu dérangé concerne le traitement réservé aux personnages féminins qui, bien que loin d’assumer uniquement le rôle de potiches, n’en demeurent pas moins en permanence sexualisées.

« Le dragon Griaule » est sans conteste une œuvre majeure de la fantasy dans laquelle Lucius Shepard déploie des trésors de talents pour nous narrer les différentes facettes de cette créature terrible et de ses pouvoirs, fantasmés ou non. L’auteur en profite pour aborder une multitude de thème, à commencer par celui de la dictature, et de la place qu’elle laisse au libre-arbitre chez les individus qui doivent se résoudre à vivre dans son ombre. Une très belle découverte !

Voir aussi : Aztechs ; Les attracteurs de Rose Street ; Abimagique

Autres critiques : Baroona (233°C) ; Célindanaé (Au pays des cave trolls) ; Lorhkan (Lorhkan et les mauvais genres) ; Tigger Lily (Le dragon galactique) ; Vert (Nevertwhere) ; Xapur (Les lectures de Xapur)

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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