Science-Fiction

Les livres de la Terre fracturée, tome 1 : La Cinquième Saison

Les livres de la Terre fracturée, tome 1 - La cinquième saison

Titre : La Cinquième Saison
Cycle/Série : Les livres de la Terre fracturée, tome 1
Auteur : Nora K. Jemisin
Éditeur : Nouveaux Millénaires / J’ai lu
Date de publication : 2017 / 2019

Synopsis : La terre tremble si souvent sur votre monde que la civilisation y est menacée en permanence. Le pire s’est d’ailleurs déjà produit plus d’une fois : de grands cataclysmes ont détruit les plus fières cités et soumis la planète à des hivers terribles, d’interminables nuits auxquelles l’humanité n’a survécu que de justesse. Les gens comme vous, les orogènes, qui possédez le talent de dompter volcans et séismes, devraient être vénérés. Mais c’est tout l’inverse. Vous devez vous cacher, vous faire passer pour une autre. Jusqu’au jour où votre mari découvre la vérité, massacre de ses poings votre fils de trois ans et kidnappe votre fille. Vous allez les retrouver, et peu importe que le monde soit en train de partir en morceaux.

 

Contextualisation globale…

Récompensée par plusieurs des prix littéraires les plus prestigieux pour ses romans aussi bien que ses nouvelles, Nora K. Jemisin est une autrice américaine dont la réputation n’est plus à faire, que ce soit aux États-Unis ou en France. Cela fait pourtant deux ans que ce premier tome des « Livres de la Terre fracturée » traîne dans ma PAL sans que je ne parvienne à rassembler suffisamment de motivation pour l’entamer, alors même que j’ai beaucoup apprécié les autres écrits de l’autrice (qu’il s’agisse de sa « Trilogie de l’héritage » ou du recueil de nouvelles « Lumières noires »). Confinement oblige, j’ai fini par prendre mon courage à deux mains, et s’il y a bien une chose que je regrette, c’est d’avoir autant attendu pour découvrir cette merveille ! Réputée pour avoir été récompensée trois années consécutives par le Prix Hugo (2016 pour le premier tome, 2017 et 2018 pour les suivants), la trilogie met en scène une planète Terre qui n’a plus rien à voir avec celle que nous connaissons aujourd’hui, tant sur le plan civilisationnel que géographique. L’environnement y est désormais résolument hostile aux hommes qui se sont réunis en petites communautés dont la seule et unique préoccupation est de se préparer à survivre à la prochaine « cinquième saison », une période de durée variable durant laquelle les conditions de vie se dégradent encore un peu plus suite au déclenchement de catastrophes naturelles allant du tsunami, aux éruptions volcaniques, en passant par les tempêtes, les tremblements de terre… De même, l’organisation sociale de ces communautés et leur degré d’innovation technologique n’ont plus rien à voir avec notre monde aujourd’hui (même si certains artefacts venues de civilisations disparues demeurent). Ce contexte général nous est exposé de manière un peu brute dans un (bref) prologue qui, en quelques lignes, posent les bases de ce nouveau monde qui nous est totalement inconnu et dont on peine pour le moment à comprendre les subtilités. A ces quelques pages de contextualisation à l’échelle d’un continent (le Fixe) succède une contextualisation à l’échelle d’un individu, et c’est là que l’autrice introduit ses personnages.

… puis individuelle

Le roman alterne entre le point de vue de trois personnages : trois femmes, et surtout trois orogènes. Orogènes ? Des individus capables d’entrer en contact avec la Terre et de manipuler les champs de force qui la traverse. Ces derniers sont autant capables de limiter l’ampleur d’un tremblement de terre ou d’une éruption par leur maîtrise, que de les provoquer par leur manque de contrôle. Pour cette raison, les orogènes (plus communément désignés sous le nom de « gêneurs ») sont craints et haïs par tous, au point d’être victimes de véritables lynchages lorsque l’un d’entre eux est identifié dans une communauté (leurs pouvoirs sont difficilement détectables si bien qu’il est impossible de les identifier tant qu’ils ne les exercent pas de manière visible). Le seul endroit où les orogènes peuvent vivre dans une relative sécurité est à Lumen, capitale de l’empire Sanze, au sein du Fulcrum, un centre d’apprentissage destiné aux « gêneurs » que l’on forme à contrôler et utiliser leurs pouvoirs. Les trois protagonistes sont donc des orogènes. La première Essun, voit sa vie basculer lorsqu’elle rentre chez elle et découvre sa fille enlevée et son fils mort, roué de coups par son père après que celui-ci ait compris que sa femme (et donc leurs deux enfants) étaient des orogènes. Bien décidée à se venger et à récupérer sa fille, la voilà qui quitte sa communauté pour entreprendre un dangereux voyage à la poursuite de son mari. La seconde, Syénite est une élève du Fulcrum qui est parvenue à monter peu à peu dans la hiérarchie et à qui on confie une mission à mener hors des murs de l’enceinte : libérer le port d’une ville côtière du corail qui empêche sa bonne utilisation. A priori rien de bien sorcier, sauf que le compagnon de route qu’on va lui imposer va totalement bouleverser sa vision du Fulcrum et de leur situation. Enfin, la dernière, Damaya, est une petite fille dont la famille vient de réaliser qu’elle est une orogène et qui, pour éviter que la communauté ne la tue, fait appel à un Gardien, un membre du Fulcrum chargé d’encadrer les « gêneurs » et de les conduire à Lumen. Le roman alterne entre le récit des unes et des autres de manière classique, avec une particularité dans le cas d’Essun puisque ses chapitres sont écrits à la deuxième personne du pluriel quand les deux autres sont rédigés à la troisième du singulier.

Un monde menacé et menaçant

Avec deux paragraphes nécessaires rien que pour exposer (brièvement !) les faits, vous vous doutez bien que le roman se révèle particulièrement dense. Difficile d’ailleurs de le classer dans une quelconque catégorie tant il emprunte à différents courants. Ainsi, si l’aspect post-apo saute aux yeux dans la mesure où l’action prend place « après la fin du monde », le fait que l’on ne reconnaisse absolument rien de notre monde, ni sa géographie, ni son fonctionnement, ni son histoire, pourrait tout à fait nous inciter à croire qu’on se trouve dans un univers de fantasy à part. Un univers qui, il est vrai, se révèle classique par certains aspects, à commencer par ces individus dotés de pouvoirs et persécutés à cause de leur différence (le parallèle avec X-men est tentant, même si, dans le cas présent, l’autrice prend soin d’expliquer comment fonctionnent les capacités surnaturelles de ses personnages). Le roman fait cela dit aussi preuve de beaucoup d’originalité et se révèle particulièrement bien construit. L’autrice court en effet le risque d’entretenir pendant quelque temps la confusion du lecteur en le laissant dans le flou concernant la plupart des règles qui régissent ce nouveau monde, tout en en dévoilant suffisamment pour éveiller sa curiosité et lui apporter quelques repères. De nombreux aspects restent ainsi en suspens pendant une bonne partie du roman, avant que des éclaircissements ne viennent peu à peu expliquer, complexifier ou enrichir. L’autrice n’a également pas son pareil pour donner de la consistance à son univers grâce à une multitude de petits éléments qui pourraient paraître anodins mais qui permettent de mieux comprendre l’organisation sociale mise en place (avec les noms d’usage par exemple et la classification des individus en fonction de leurs capacités : Reproducteur, Dirigeant, Costaud…), ou le fonctionnement du Fulcrum (les différents « grades », les particularités des lieux…), ou encore l’histoire du Fixe, ce continent traversé siècle après siècle par des « saisons » de plus ou moins grande intensité et avec lesquelles les humains doivent composer. La menace omniprésente représentée par ces « saisons » participe à instaurer une ambiance « survivaliste », puisque toutes les ressources et toutes les décisions prises par les communautés visent à se prémunir contre la prochaine catastrophe. Cette inéluctabilité n’est évidemment pas propice à l’instauration d’un climat de confiance et de solidarité, aussi a-t-on affaire à un monde cruel, régit par des principes de bases et une doctrine (la lithomnésie) qui ne laisse aucune chance aux faibles.

Les livres de la Terre fracturée, tome 3 - Les cieux pétrifiés

Des personnages inoubliables

Un univers passionnant ne sert toutefois pas à grand-chose si les personnages ne sont pas eux aussi à la hauteur, et, là encore, N. K. Jemisin ne déçoit pas. Car qu’on ne s’y trompe pas : même si l’autrice prend bien soin d’exposer en détail les spécificités de son univers (et elles sont nombreuses !), elle ne perd pour autant jamais de vue le coeur de son récit, à savoir le parcours de ces trois héroïnes. Et quelles héroïnes ! Une fillette abandonnée par les siens, une jeune femme qui voit son avenir lui échapper, et une mère meurtrie : trois femmes torturées, abîmées par la vie, vulnérables et pourtant tellement fortes. L’autrice signe ici trois portraits absolument bouleversants qui ne peut que susciter l’attachement immédiat du lecteur. L’identification avec Essun est d’ailleurs d’autant plus renforcé par l’utilisation du « vous » qui créé un lien plus étroit encore avec le lecteur. Les personnages secondaires ne sont pas en reste, qu’ils aient un rôle positif ou négatif auprès des protagonistes. Albâtre, un orogène ayant atteint de plus haut degré de maîtrise du Fulcrum et rongé par toutes les horreurs dont il a été témoin, est sans aucun doute le plus marquant et le plus bouleversant de tous, mais on s’attache aussi à Hoa, l’étrange petit garçon qui va s’attacher aux pas d’Essun, tandis qu’on ne peut s’empêcher d’être pris d’une fascination presque malsaine pour le redoutable Gardien Schaffa. Cet attachement que l’on porte aux personnages rend d’autant plus douloureuses les épreuves qu’ils ont à traverser. Le roman est résolument sombre, presque désespérant par moment, et comporte des scènes à vous retourner l’estomac ou vous briser le cœur. Une scène de torture, en particulier, est difficile à supporter, mais la disparition d’être chers aux héroïnes est également vécue comme un vrai déchirement. Cela peut parfois mettre le lecteur mal à l’aise, voire lui donner envie de reposer le livre pour se mettre en PLS, d’autant que l’autrice n’offre pour le moment aucune lueur d’espoir (ce serait même l’inverse). Il serait néanmoins dommage de renoncer à découvrir cet univers et ces personnages qui valent incontestablement le détour, de même que la construction du roman. Celle-ci figure en effet parmi les (nombreux) points forts de l’ouvrage, puisqu’elle permet à l’autrice d’enchaîner les retournements de situation totalement inattendus, soit parce qu’ils rebattent les cartes, soit parce qu’ils nous amènent à voir les personnages différemment.

Avec ce premier tome des « Livres de la Terre fracturée », Nora K. Jemisin signe un roman remarquable qui vous laisse à la fois émerveillé et abasourdi. L’univers mis en scène est captivant (et n’a pas encore livré tous ses secrets), mais ce sont surtout les personnages et la construction du roman qui témoignent le mieux du talent de l’autrice qui possède un talent de conteuse incroyable. Nul doute que la suite sera du même acabit, aussi ai-je hâte de m’y atteler. Une pépite, à découvrir absolument !

Voir aussi : Tome 2 ; Tome 3

Autres critiques : Apophis (Le culte d’Apophis) ; Blackwolf (Blog-O-livre) ; Célindanaé (Au pays des cave trolls) ; Les chroniques du Chroniqueur ; L’ours inculte ; Lorhkan (Lorhkan et les mauvais genres) ; Lutin 82 (Albédo – Univers imaginaires) ; Yogo (Les lectures du Maki)

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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