Fantasy

Le chant des cavalières

Titre : Le chant des cavalières
Auteur : Jeanne Mariem Corrèze
Éditeur : Les Moutons Électriques
Date de publication : 2020 (février)

Synopsis : Un royaume divisé, instable, des forces luttant pour le pouvoir. Un Ordre de femmes chevauchant des dragons. Des matriarches, des cavalières, des écuyères et, parmi elles, Sophie, qui attend. Le premier sang, le premier vol ; son amante, son moment ; des réponses à ses questions. Pour trouver sa place, elle devra louvoyer entre les intrigues de la cour et de son Ordre, affronter ses peurs et ses doutes, choisir son propre destin, devenir qui elle est vraiment.

 

Les jardins du palais se refusaient d’abord au regard du visiteur. Buissons, haies, taillis se suivaient, se chevauchaient, menaient à leur guise les yeux des promeneurs. Comme une grande tapisserie d’émeraude, tendue en travers d’une scène, les troènes, les cyprès, les lauriers-sauce, dissimulaient les secrets de leurs sœurs florales derrière leur rideau verdoyant. On n’imposait pas sa maraude à ce jardin-là. Il fallait se laisser guider par la gent boisée, accepter de glisser des bras du lilas à ceux de l’albizia, se soumettre aux caprices des canaux de jade, s’oublier dans la volonté des gainiers, des pivoines, des ajoncs. On n’était pas flâneur sous le couvert des chênes et des figuiers, seulement un hôte toléré par les arrangements d’œillets, de roses et de tulipes. Les allées de gazon entraînaient celles qui les arpentaient dans des cheminements hasardeux, des détours incertains. On se perdait pour mieux se retrouver face aux délicats ornements d’un pavillon ombragé, pour mieux découvrir, soudain, derrière les branches basses d’un olivier, une fontaine où l’eau et le jasmin se confondaient.

Un royaume sans reine

Cette fois encore, les trois maisons d’édition associées sous le nom d’« Indés de l’Imaginaire » ont profité de la nouvelle année pour mettre chacun en avant une autrice ou un auteur débarquant sur la scène des littératures de l’imaginaire. Chez Les Moutons Électriques, c’est le roman de Jeanne Mariem Corrèze qui se voit attribuer le qualificatif de « pépite », et, si le terme a pu être utilisé trop souvent ou à mauvais escient précédemment, il me semble ici parfaitement adapté. Car quelle belle surprise que ce « Chant des cavalières » ! L’autrice y met en scène l’ascension d’une jeune femme nommée Sophie, novice appartenant à l’ordre des Cavalières dont toute une cohorte d’intrigants a décidé du destin il y a bien longtemps. Un destin exceptionnel et qui, si la jeune fille se montre à la hauteur des attentes que certains ont placé en elle, devrait totalement bouleverser le royaume de Sarda et la vie de ses habitants. En parallèle du parcours de la jeune novice, le roman s’attache à dépeindre les spécificités, l’histoire et le fonctionnement de ce royaume vaincu il y a plusieurs décennies par leurs voisins, les Sabès. Une défaite suivie d’un traité de paix que certaines jugent humiliant et ne rêvent que de remettre en question. Dans la forteresse nordique de Nordeau, dans laquelle étudie Sophie, le point de vue de la matriarche est sans appel : Sarda a les moyens de mettre un terme à la domination, il faut donc reprendre les armes. Mais d’autres, notamment dans la capitale du royaume, ne sont pas de cet avis. Pour faire pencher la balance du côté de la guerre, il faut un symbole fort. Et quoi de plus fort que le retour tant attendu d’un membre de la dynastie Pendragon ? Quoi de plus galvanisant pour Sarda que de retrouver une reine ceignant Lunde, l’épée légendaire ayant appartenu à la dernière souveraine, Maude, et cachée depuis son trépas par le magicien Myrddin ? Voilà, pour résumer, quels sont les principaux enjeux de ce roman solide qui repose sur une intrigue, des personnages, et surtout un univers, très convaincants.

Une touche de classique…

Parlons-en, de cet univers. Le roman met principalement en scène une communauté, celle des cavalières, qu’on pourrait qualifier d’ordre religieux formant les femmes à trois voies bien distinctes : bâtisseuse, intrigante ou annonciatrice. Toutes se voient contraintes de respecter une hiérarchie stricte qui distingue les novices des écuyères, celles-ci des cavalières et celles-ci encore des Aînées. Présentes aux quatre coin du royaume de Sarda, les cavalières résident dans des forteresse à la tête de laquelle se trouve une matriarche qui rend des comptes au royaume à l’occasion d’un congrès réunissant les grands de Sarda, à savoir les maréchales chargées des quatre provinces, les nobles du royaume, et les personnes occupant deux fonctions clé : celle de Prince/Princesse, et celle de Condottiere. Voilà le socle sur lequel repose l’organisation politique du royaume imaginé par Jeanne Marième Corrèze. Un fonctionnement qui nous est expliqué avec beaucoup d’élégance au fil des pages, et non pas de manière « bourrine », à l’aide de longs monologues comme certains romans de fantasy en ont malheureusement l’habitude. Ici, l’autrice prend le temps de poser son univers et ne dévoile ses spécificités que petit à petit, lorsque l’intrigue le requiert. La curiosité du lecteur en est d’autant plus stimulée, sans que les manques ne gênent en rien la compréhension ou l’immersion. L’autrice a également recourt à un procédé fréquemment utilisé qui se révèle ici très efficace et qui consiste à placer au début de chaque chapitre des extraits de textes nous en apprenant plus sur tel ou tel aspect de l’univers (chroniques, proverbes, pamphlets, chansons…). En seulement trois cent pages, l’autrice parvient ainsi à mettre en place un univers cohérent et d’une richesse que le récit ne semble qu’effleurer. Le roman a la particularité de mêler à la fois des aspects très classiques de la fantasy, et d’autres qui sont beaucoup plus originaux. Parmi les éléments traditionnels, on peut relever notamment le cadre médiéval fantastique (au niveau de l’architecture, de l’armement…) ou encore la présence des dragons. Chaque cavalière fait en effet équipe avec un dragon avec lequel elle entretient un lien particulier. Des interdits et des tabous règnent autour de cette créature qui, bien qu’elle ne semble servir que de monture, est particulièrement révérée par l’ensemble des habitants. Parmi les aspects classiques du roman, on peut également noter les abondantes références à la légende arthurienne, que ce soit dans le choix des noms (Myrddin, Pendragon), ou des thématiques abordées (un souverain dont on attend l’avènement, une épée dans la pierre…).

… et une bonne dose d’originalité

Les lecteurs amateurs d’une fantasy sortant des sentiers battus devraient pourtant eux aussi trouver leur compte dans ce roman qui sait également fait preuve d’originalité. Ainsi, si le récit met en scène un cadre indéniablement médiéval, plusieurs dialogues laissent entendre que les puissants voisins du royaume de Sarda utilisent des armes à feu et possèdent donc un niveau de technologie plus avancé (ce qui explique d’ailleurs la défaite des cavalières qui ne purent résister malgré leurs montures cracheuses de feu). Autre originalité, et non des moindres, la société dépeinte par l’autrice est une société matriarcale. Le fonctionnement de l’ordre des cavalières n’est, en effet, pas une exception mais une norme : les postes de pouvoir sont occupés par des femmes (à l’exception notable de ceux de Prince et de Condottiere, ce que certaines considèrent d’ailleurs comme assez ironique), la divinité vénérée dans le royaume est une déesse, et le féminin l’emporte lorsqu’il est question de qualifier une catégorie de population (par défaut, on parle non pas de paysan mais de paysanne, par exemple). Cela peut paraître dérisoire mais tous ces éléments conjugués participent à modifier efficacement le point de vue du lecteur qui, société patriarcale oblige, a parfois bien du mal à imaginer un fonctionnement et un mode de pensée dont le masculin ne serait plus le centre. Parmi les autres éléments qui contribuent à installer une atmosphère particulière, on peut également citer l’importance accordée par l’autrice à la nature, et plus spécifiquement à la flore. Surnommé le royaume des forêts, Sarda entretient en effet un lien très étroit avec la terre et ce qui y pousse, et cela est encore une fois très bien rendu dans le récit. Outre l’importance revêtue par le personnage de l’herboriste Frêne, on peut également mentionner les nombreuses descriptions très évocatrices des jardins ou forêts, décors dans lesquels se déroulent certaines des scènes les plus importantes du roman. On peut d’ailleurs noter que, si la terre est l’élément principalement mis en avant ici, les trois autres ont aussi un rôle clé à jouer dans l’intrigue, qu’il s’agisse de l’air dans lequel évoluent les dragons, du feu des forges de Soufreu, ou encore de l’océan qui borde la côté de la forteresse du sud et que les cavalières tiennent en piètre estime.

Des femmes au coeur de l’intrigue et de l’action

Compte tenu du fonctionnement matriarcal de la société mise en scène ici, l’essentiel des personnages sont, pour la plupart, des femmes. Or, s’il est de plus en plus fréquent de voir des héroïnes mises en scène, de même que les rôles secondaires féminins ont tendance à s’étoffer, il faut avouer qu’il reste plus courant d’avoir une majorité de personnages masculins plutôt que l’inverse. Sophie, la jeune novice choisie par certaines pour incarner l’espoir et le futur du royaume, occupe évidemment le devant de la scène. Une héroïne qui parvient aisément à susciter l’empathie du lecteur et qui, en dépit de son apparente passivité, se montre capable de réfléchir par elle-même et de prendre ses propres décisions lorsque cela s’avère nécessaire. Penderyn, son amie de toujours, se révèle quant à elle touchante par sa loyauté et, de plus en plus attachante à mesure que l’autrice étoffe son personnage. Assez étonnement, Eliane, la distante et calculatrice matriarche de Nordeau, parvient elle aussi à trouver son chemin vers le coeur du lecteur en dépit de ses choix et méthodes discutables. Autour de ces trois grandes figures gravitent toute une galerie d’autres personnages féminins réussis, qu’il s’agisse de l’ancienne matriarche, de l’herboriste Frêne, ou de Brigandine. Les personnages masculins, eux, sont moins nombreux mais occupent, chacun à leur manière, un rôle clé pour l’intrigue, qu’il s’agisse du Prince, du Condottiere ou du magicien (on pourrait presque se croire dans une partie de « Citadelle »!). Concernant le traitement des personnages, l’autrice a l’intelligence de se garder de tout manichéisme, si bien que l’on trouve des personnages haïssables et des personnages attachants dans les différents camps qui s’opposent. Même les protagonistes ne sont pas tout blanc, et l’autrice se plaît d’ailleurs à placer ses personnages face à leurs contradictions. Il en résulte une intrigue remarquablement bien ficelée et qui offre son lot de surprises. D’un pitch de départ relativement classique, l’autrice parvient ainsi à s’écarter de la trame traditionnelle au fur et à mesure que les manigances des personnages sont dévoilées et que de nouveaux enjeux apparaissent et viennent complexifier et l’intrigue et l’univers. Un mot, pour terminer, sur la plume de l’autrice qui s’avère très agréable : travaillée sans jamais être pompeuse, tour à tour épique ou poétique.

Avec « Le chant des cavalières », Jeanne Mariem Corrèze signe un premier roman remarquable qui mérite tout à fait le qualificatif de « pépite ». Un univers riche et original en dépit de son apparent classicisme, une intrigue bien ficelée dont les enjeux se complexifient au fil du récit, une belle galerie de personnages, une plume soignée : autant de qualités qui font de ce roman une véritable réussite. A lire !

Autres critiques : Célindanaé (Au pays des cave trolls) ; L’ours inculte ; Dionysos (Le Bibliocosme) ; Les Chroniques du Chroniqueur

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

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