Science-Fiction

Les affamés

Titre : Les affamés
Auteur : Silène Edgard
Éditeur : J’ai lu (Nouveaux millénaires)
Date de publication : 2019

Synopsis : Auteur à succès, Charles noie son ennui dans l’alcool, le tabac, la bonne chère et les conquêtes faciles. Un style de vie proscrit depuis que les Lois de la Santé ont mis le pays au régime sec : travail et nourriture saine pour tous, sport obligatoire et interdiction formelle de nuire à sa santé. Mais Charles est adulé par les foules, alors on le laisse faire… jusqu’au jour où un politicien aux dents longues décide de censurer la production littéraire. Commence alors pour l’écrivain une descente aux enfers qui lui donnera à voir l’envers du décor de cette société prétendument idéale.

 

Révolution et société totalitaire

De Silène Edgar, je n’avais lu jusqu’à présent que des romans destinés à un public adolescent et mettant en scène une période historique précise : « Adèle et les noces de la reine Margot » sur le massacre de la Saint-Barthélémy, « Les lettres volées » sur la relation entre Madame de Sévigné et sa fille, sans oublier l’excellent « 14-14 » (écrit en collaboration avec Paul Beorn) mettant en scène la correspondance entre un adolescent vivant en 1914 et un autre en 2014. C’est donc la première fois que je découvre l’autrice dans un registre plus adulte, et le résultat est de très bonne facture. Les dystopies sont à la mode depuis quelque temps (notamment dans la littérature jeunesse), et c’est dans ce sous-genre que s’inscrit le roman de Silène Edgar. La société mise en scène dans « Les affamés » n’a cependant pas grand-chose à voir avec celle d’un « Hunger Games ». Nous sommes dans un futur relativement proche, en France, quelques années après l’éclatement de ce qui est resté dans les mémoires comme la « révolution verte », un immense soulèvement populaire désireux de mettre fin aux inégalités sociales et de renouer avec « les jours heureux » du programme du Conseil national de la Résistance, tout en se voulant plus respectueux de l’environnement. Le problème, c’est que ce formidable élan populaire a vite été récupéré par un parti qui, une fois arrivé au pouvoir, s’est empressé de mettre le holà et de re-hierarchiser petit à petit toute la société. Chaque citoyen se voit désormais attribuer un statut d’Utilité allant de un à cinq, en fonction de l’importance de l’emploi exercé pour la société. Ce statut donne le droit à des crédits, et ces derniers sont indexés sur le bulletin de santé. Plus le niveau d’utilité est bas, plus l’hygiène de vie doit être impeccable sous peine de pénalités et d’accès aux soins limité. Les Utilités 5, eux, ont les crédits suffisant pour se payer des traitements onéreux ou pour graisser la patte des spécialistes, et peuvent donc profiter de la vie comme bon leur semble. Et voilà les inégalités qui font leur grand retour !

Une dystopie « classique » mais convaincante

C’est dans ce contexte que l’on suit le parcours de Charles, écrivain à succès classé d’Utilité 5 et qui bénéficie donc d’un mode de vie privilégié : nourriture à volonté (même les matières grasses désormais interdites aux autres citoyens !), pas de sport obligatoire, cigarettes autorisées, soins les plus sophistiqués mis à disposition… Mais pour combien de temps encore ? Car au gouvernement les choses bougent, et la rumeur court depuis quelque temps qu’un ministre aux dents longues envisagerait de déclasser les écrivains de leur statut d’Utilité 5. Pour Charles, l’heure de se positionner à sonner : mais quel camp choisir ? Celui de son épouse et du ministère, qui le somment de s’autocensurer pour rentrer dans les clous et garder son statut ? Ou celui de ses parents, du souvenir de son frère et de cette jeune femme dont il vient de faire la rencontre et qui le poussent à se rebeller contre le pouvoir, quitte à perdre ses privilèges ? On retrouve dans « Les affamés » un certain nombre de similitudes avec les dystopies sorties ces dernières années, à commencer par une inquiétude partagée concernant notre dépendance aux nouvelles technologies. Comme dans les épisodes de « Black Mirror » ou « Les furtifs » de Damasio, la société dans laquelle évoluent les personnages est hyper-connectée, avec des systèmes de reconnaissance facile installés partout et des assistants personnels implantés directement dans la peau. Autre élément fréquemment utilisé, l’imposition d’une hygiène de vie exemplaire qui, là encore, entre évidemment en résonance avec un certain nombre d’exhortations actuelles (« manger cinq fruits et légumes par jour » ; « pratiquer une activité sportive régulière »), même s’il est plus rare qu’il s’agisse là du critère principale de domination. Enfin, la société imaginée est profondément inégalitaire avec, comme aujourd’hui, une polarisation entre deux classes sociales distinctes, une dominante et une dominée, et une résistance quasiment inexistante ou marginalisée grâce à un savant mélange de concession/communication/menace implicite.

Un beau portrait de héros tourmenté

Si « Les affamés » reprend donc la plupart des codes de la dystopie classique, cela n’empêche pas le roman d’être intéressant. Son originalité se trouve toutefois moins du côté du cadre, que du côté du message que cherche à faire passer l’autrice. Tout le roman tourne en effet autour du fait qu’on cherche à utiliser le héros comme le porte parole d’une idéologie et que ses écrits doivent être mis au service d’une cause. Or, l’essence même du roman est justement de démontrer que les mots d’un écrivain peuvent être interprétés de toutes les manières possibles, et donc servir des causes contradictoires dans la mesure ou chaque lecteur y verra ce qui viendra conforter ses attentes. La conclusion se révèle particulièrement habile de ce point de vue dans la mesure ou il s’agit d’une fin ouverte qui laisse au lecteur le soin de choisir l’interprétation qui lui convient le mieux. Rien à voir, donc, avec ce que peut faire Alain Damasio dans « Les furtifs », dystopie dans laquelle il affirme et revendique une idéologie de gauche radicale. Si Silène Edgar se garde d’imposer un avis politique tranché, cela ne l’empêche pas d’aborder des sujets d’actualités brûlants comme les ZAD, les inégalités sociales, la censure d’état ou encore la désobéissance civile. Difficile de ne pas faire le lien avec l’époque actuelle, d’autant que le roman se situe en France (dans l’ouest, notamment), ce qui permet de renforcer l’immersion et l’implication du lecteur. Le sentiment de familiarité éprouvé par le lecteur vient également du fait que le mode de vie du héros n’est finalement pas si éloigné du notre. Parmi les autres points forts du roman, on peut citer l’attention particulière portée à la littérature, et notamment la poésie. Les personnages sont pour leur part convaincants : on serait tenter de prendre Charles en grippe en raison de son statut de privilégié, mais le pauvre garçon est tellement paumé et tiraillé entre plusieurs loyautés qu’on finit par le trouver sympathique. Et puis son amour pour la bonne cuisine ne peut que le rendre attachant ! Les personnages secondaires se divisent quant à eux principalement en deux catégories : les pro-système et les anti, mais l’autrice se garde (dans l’ensemble) de tout manichéisme.

Silène Edgar signe avec « Les affamés » une dystopie assez classique sur la forme mais néanmoins originale dans son traitement. Plein de surprises et sans véritable temps mort, le roman se dévore rapidement et nous laisse avec un sentiment agréable, celui d’avoir lu un récit bien construit, bien écrit, et peuplé de personnages convaincants. Une belle découverte.

Autres critiques : Tigger Lilly (Le dragon galactique)

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

2 commentaires

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