Les hommes dénaturés
Titre : Les hommes dénaturés
Auteur : Nancy Kress
Éditeur : ActuSF
Date de publication : 2018 (octobre)
Synopsis : 2030. La fertilité a chuté dangereusement. La vieillesse est devenue la norme, et les jeunes de précieuses ressources nationales. Dans ce nouveau contexte mondial, la descendance devient une obsession. Shana, orpheline, voit ses rêves d’intégrer l’armée voler en éclats lorsqu’elle entrevoit ce qu’elle n’aurait pas dû. Lancée dans une quête acharnée pour retrouver sa place, elle croise la route de Cameron, danseur de ballet qui n’a eu d’autre alternative que d’effacer délibérément sa mémoire. Ils trouveront secours auprès du scientifique Nick Clementi, qui craint d’avoir mis le doigt sur une grande conspiration. Commence alors pour chacun d’entre eux un combat pour rétablir la vérité. Jusqu’où est-on prêt à aller lorsque les enfants manquent à l’humanité ?
Certaines personnes, parmi les millions à ne pas pouvoir avoir d’enfants, étaient prêtes à tout pour en avoir un. Tout. En adopter un en toute légalité chez une famille pauvre. En voler un. En acheter un, sur place ou à l’étranger. Ou bien, si les aspirants au statut de parents ne pouvaient ou ne voulaient se tourner vers aucune de ces options, ils faisaient de leurs animaux domestiques des ersatz d’enfants. Partout à travers le pays, des chiens mangeaient dans des chaises pour enfants, des chats héritaient de propriétés entières.
Quand thriller et SF font bon ménage
Écrit il y a vingt ans et publié en France au début des années 2000, le roman « Les hommes dénaturés » de Nancy Kress fait cette année l’objet d’une nouvelle parution aux éditions ActuSF. L’occasion pour ceux qui ne connaîtraient pas encore cette auteur majeure de la SF aux États-Unis de se faire une idée de son style et de ses thèmes de prédilections. En dépit de l’attrait de l’auteur pour la hard-science, le roman reste en effet parfaitement accessible (comme l’était d’ailleurs déjà « L’une rêve, l’autre pas ») et pourra tout à fait être apprécié par les lecteurs peu friands d’explications scientifiques très poussées. Quand bien même l’aspect science-fictionnel occupe une place importante dans le récit, le roman de Nancy Kress s’apparente en réalité plutôt à un thriller. Une enquête à mener, des mystères qui se multiplient, des complots à déjouer, de nombreux rebondissements : tous les ingrédients sont réunis, et cela fonctionne plutôt bien. Le roman met en scène trois protagonistes qui, bien que totalement différents, vont se retrouver forcés de collaborer afin de comprendre les événements qui sont venus chambouler leur vie. La première, Shana, est une jeune fille pleine de ressources mais un peu brute de décoffrage, qui voit son rêve d’intégrer un jour l’armée réduit à néant après qu’elle ait été témoin d’une scène que le gouvernement juge manifestement gênante. Le second, Nick Clementi, est un scientifique âgé qui se bat depuis des années pour faire reconnaître le rôle des perturbateurs endocriniens dans la stérilité qui frappe une majeure partie de la population mondiale. Le dernier, Cameron, est un jeune danseur ayant subi une opération visant à lui effacer une parte de sa mémoire afin de l’aider à surmonter un traumatisme. Traumatisme qui, en dépit de l’intervention, a laissé bien des séquelles à la fois dans son esprit mais aussi son corps…
Une anticipation cohérente et angoissante
Le roman prend place en 2030, dans un univers relativement proche du notre, à quelques exceptions près (on mentionne le fait que Mars a été colonisé, par exemple, ou encore les progrès réalisés par la médecine dans des domaines divers et variés). La plus grande différence tient cela dit à la chute inquiétante depuis des années de la fertilité, et par conséquent du taux de natalité. Tous les pays du monde se retrouvent ainsi avec une population vieillissante, et c’est tout le fonctionnement de la société qui doit être repensé en conséquence. Ce réajustement, il se manifeste dans des domaines aussi variés que l’aménagement de l’espace urbain (multiplication des bancs, des barres de maintien, des espaces de prévention ou de dépistage de maladies…), ou encore l’éducation des jeunes (la poupée phare du moment est une grand-mère, histoire que les enfants apprennent très tôt à ne pas s’étonner des vieux qui les entourent). Les rares jeunes, justement, sont traités comme une ressource nationale précieuse et sont élevés dans l’idée qu’il est de leur devoir de soutenir les plus anciens et de « faire leur part ». La raréfaction des naissances a aussi entraîné un certain nombre et de dérives afin de répondre à la demande croissante des couples avides d’avoir un enfant (l’adoption devient de plus en difficile puisqu’il n’y a tout simplement plus de bébés, et le marché noir lui-même commence à être à court…). Le marché des substituts connaît ainsi un boum incroyable, le principal étant bien évidemment l’animal de compagnie traditionnel qu’on se met à bichonner et à traiter comme les enfants ou petits-enfants qu’on a pas pu avoir. Mais d’autres solutions, plus extrêmes, posent de nouveaux problèmes éthiques sur lesquels les autorités ne sont visiblement pas encore prêtes à se pencher.
Du suspens et de l’émotion
La société futuriste que met ici en scène Nancy Kress est d’autant plus effrayante qu’elle paraît tout à fait cohérente, et qu’on peut même déjà observer ses prémices aujourd’hui. Vingt ans après l’écriture de ce roman, la question des perturbateurs endocriniens se pose en effet toujours et semble loin d’être en passe d’être résolue en raison des pressions que font peser sur les états certains grands groupes. La question des lobbys et de leur rôle dans l’orientation de la recherche est d’ailleurs un autre thème central habilement traité dans le roman. Pour ce qui est de l’intrigue, Nancy Kress nous offre une enquête intéressante déroulée avec un rythme haletant. Le roman reste toutefois à mon sens un peu trop court, certains éléments ayant en effet nécessité d’être plus développés afin de se révéler vraiment percutants. La fin, notamment, est un peu trop rapide et la résolution du conflit repose davantage sur un heureux concours de circonstances que sur une véritable stratégie mise en place par les héros. Ces derniers sont toutefois à la hauteur et participent grandement à faire de ce roman une réussite. Le personnage de Shana est sans doute le plus ambiguë : si ses caprices et ses grands airs nous donnent régulièrement envie de lui coller deux ou trois tartes au début, la façade de dureté de la jeune fille ne tarde toutefois pas à se craqueler au point qu’on en vient à trouver son franc-parler plus rafraîchissant qu’énervant. Le personnage le plus émouvant reste cela dit pour moi le docteur Clementi que la volonté de mourir dignement et les nombreuses réflexions pleines de bon sens et sans aucun auto-apitoiement concernant sa propre disparition rendent très touchants. Le personnage de Cameron est peut-être un peu plus en retrait mais parvient lui aussi à remporter sans mal l’adhésion du lecteur.
Avec « Les hommes dénaturés », Nancy Kress interroge notre société sur son avenir et met en lumière un certain nombre de problématiques qui ne manqueront pas de se manifester dans un futur plus ou moins proche. Si le roman aurait mérité d’être un peu plus étoffé, on prend malgré tout beaucoup de plaisir à suivre l’enquête menée par ce trio improbable dont tous les membres parviennent à un moment ou un autre à toucher le cœur du lecteur. A découvrir.
Autres critiques : Célindanaé (Au pays des cave trolls) ; Elhyandra ; Les chroniques du chroniqueur
3 commentaires
lutin82
Non, toujours pas celui qui me plait. Il y en a d’autre d’elle qui me font davantage de l’oeil.
Le Chroniqueur
Merci pour le lien 🙂 !
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