Science-Fiction

Mes vrais enfants

Titre : Mes vrais enfants
Auteur : Jo Walton
Éditeur : Denoël
Date de publication : 2017

Synopsis : Née en 1926, Patricia Cowan finit ses jours dans une maison de retraite. Très âgée, très confuse, elle se souvient de ses deux vies. Dans l’une de ces existences, elle a épousé Mark, avec qui elle avait partagé une liaison épistolaire et platonique, un homme qui n’a pas tardé à montrer son véritable visage. Dans son autre vie, elle a enchaîné les succès professionnels, a rencontré Béatrice et a vécu heureuse avec cette dernière pendant plusieurs décennies. Dans chacune de ces vies, elle a eu des enfants. Elle les aime tous… Mais lesquels sont ses vrais enfants : ceux de l’âge nucléaire ou ceux de l’âge du progrès ? Car Patricia ne se souvient pas seulement de ses vies distinctes, elle se souvient de deux mondes où l’Histoire a bifurqué en même temps que son histoire personnelle.
Bibliocosme Note 4.5

Dans le jargon philosophique il y avait un nom pour ce qu’elle éprouvait : pathetic fallacy. L’attribution à la nature de sentiments humains. Comment pouvait-il y avoir du soleil et des canetons quand tout son mariage lui apparaissait maintenant comme une vaste supercherie ? Des torrents de pluie, voilà ce qu’il aurait fallu !

Quand une seule décision change toute une vie…

Ma première rencontre avec Jo Walton n’a pas été très concluante. C’était en 2014 , avec « Morwenna », et j’avais alors eu bien du mal à accrocher non seulement au personnage mais aussi à la narration. Depuis, « Les griffes et les crocs » m’ont quelque peu réconcilié avec l’auteur, sans qu’on puisse pour autant parler de coup de foudre. Mais ça, c’était avant « Mes vrais enfants ». Car que d’émotions et de sensibilité dans ces trois cent pages ! Le principe n’a pourtant rien de bien original : il s’agit d’imaginer les deux vies totalement opposées qu’aurait pu avoir une personne si elle n’avait pas pris telle décision, ou si tel événement s’était passé différemment. C’est par exemple l’idée que développe Eric Emmanuel Schmitt dans « La part de l’autre », roman dans lequel il imagine ce qu’aurait été l’histoire de l’Europe et le parcours d’Hitler si celui-ci n’avait pas été recalé à l’entrée des Beaux-Arts. Sauf qu’à la différence de son confrère, Jo Walton ne prend pas comme vedette un personnage historique mais une personne lambda. Patrica est en effet une femme tout ce qu’il y a de plus ordinaire : née dans l’Angleterre du milieu des années 1920, elle est issue d’une famille de classe moyenne et part faire ses études à Oxford où elle est promise à un parcours universitaire brillant. Là-bas, elle rencontre Mark, un jeune homme lui aussi très prometteur mais difficile à cerner qui finit par lui poser un ultimatum : « j’ai promis de t’épouser et je tiendrai ma promesse. Mais c’est maintenant ou jamais ! » Et c’est là que la vie de Patricia diverge. Dans une vie, elle épousera Mark, avec qui elle aura plusieurs enfants pour lesquels elle sacrifiera tout, sans que personne ne lui témoigne aucune gratitude. Dans l’autre, elle lui dira non, rencontrera Béatrice, son grand amour, se découvrira une passion pour l’Italie et aura également plusieurs enfants, tous très épanouis et très attachés à leurs deux mamans.

… et même le monde

Où est la science-fiction dans tout ça, me direz-vous. Et bien elle tient à plusieurs petites choses. D’abord, au fait qu’on découvre au début du roman une Patricia très âgée, dont les souvenirs sont de plus en plus confus et mélangent des éléments tirés de ses deux vies (notamment ses enfants). Ensuite, parce que dans ces deux réalités, les événements mondiaux dont on entend parler en toile de fond ne sont pas du tout les mêmes. Étrangement, le contexte mondial évolue en totale opposition avec sa vie privée : plus elle est malheureuse, plus le monde va mieux, et inversement. Dans la première réalité, celle où elle choisit Mark, la paix et la tolérance font par exemple des progrès bien plus rapides que prévus, des guerres étant évitées et des décisions telles que la suppression de la peine de mort prises plus tôt. Dans la seconde, en revanche, son bonheur avec Béatrice est occulté par les catastrophes qui s’enchaînent : guerre, terrorisme, intolérance, et surtout ces bombes atomiques qui pleuvent partout. Du côté de l’assouplissement de la manière dont on traite les homosexuels, les choses n’évoluent pas non plus à la même vitesse, de même que la conquête spatiale qui se développe à une vitesse folle dans la première réalité. Est-ce à dire que les décisions de tout le monde peuvent avoir une influence sur l’histoire avec un grand H ? « Et si les choix de chaque individu pouvaient changer le monde ? » Si l’auteur n’apporte jamais une réponse toute faite, le simple fait de poser la question ouvre d’intéressantes perspectives et invite à poser un regard différent sur nos choix et nos engagements. Pour intéressantes qu’elles soient, ces informations n’en demeurent pas moins très en retrait dans le récit qui se concentre avant tout sur le parcours individuel de Patricia.

Deux magnifiques portraits de femmes

Or quelle différence entre Pat et Trish (les deux surnoms qu’on lui donnera dans chacune des réalités) ! Vie sexuelle, implication associative, passions, amitiés qui se nouent et se dénouent, relation entretenue avec chacun des enfants… : l’auteur brosse un portrait accéléré de la vie de chacune des deux femmes dont on a parfois bien du mal à se rappeler qu’elles sont en fait une seule et même personne. C’est d’ailleurs cette contradiction entre les deux personnalités qu’elles finissent par développer qui éveille l’émotion du lecteur. On est d’autant plus en colère de voir Trish s’effacer et renoncer à tout quand on connaît le bonheur que vit Pat, de même qu’on est encore plus ému de constater à quel point Pat et Béatrice ont une vie magnifique quand on constate que Trish s’étiole dans un mariage sans avenir. Une seule et même personne, mais un avenir tellement différent, fait de renoncements et de sacrifices d’un côté, d’épanouissement et d’amour de l’autre. Ces différences, Jo Walton les exploite non seulement pour susciter l’émotion mais aussi pour mettre en lumière plusieurs sujets, à commencer par la condition des femmes dans l’Angleterre de la deuxième moitié du XXe siècle. En peu de mots, l’auteur aborde aussi bien l’obéissance totale exigée par le mari, la limitation des activités aux tâches ménagères, les grossesses à répétition (l’énumération des fausses couches et des enfants morts-nés successifs est particulièrement atroce), et puis, peu à peu, la libération des femmes et la lutte pour leurs droits. Du côté de Pat, c’est l’Italie que l’on découvre, et plus particulièrement la ville de Florence dont il est impossible de ne pas tomber amoureux après cette lecture. Le seul reproche que l’on peut faire ici (et qui m’avait déjà gêné dans Morwenna) tient à l’énumération parfois un peu trop brute de certains événements : les naissances, mariages et décès se succèdent parfois à une telle vitesse que le tout fait un peu trop « catalogue » et finit même par donner un peu le vertige : toute une vie peut-elle se réduire à ces quelques « temps forts » ?

Jo Walton signe avec « Mes vrais enfants » un roman magnifique que j’ai dévoré en une journée tant les deux vies vécues par cette femme sont bouleversantes et les possibilités qu’elles dévoilent passionnantes. Une lecture émouvante qui questionne l’amour, la famille, la place de la femme, mais aussi l’incidence parfois énorme de nos décisions, d’abord sur nous même, mais aussi sur le monde. A lire absolument !

Autres critiques : Apophis (Le culte d’Apophis) ; Blackwolf (Blog-O-Livre) ; Célindanaé (Au pays des cave trolls) ; Dionysos (Le Bibliocosme) ; Lorhkan (Lorhkan et les mauvais genres) ; Lutin82 (Albédo – Univers imaginaires) ; Tigger Lilly (Le dragon galactique) ; Xapur (Les lectures de Xapur)

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

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