La ballade de Black Tom
Titre : La ballade de Black Tom
Auteur : Victor Lavalle
Éditeur : Le Belial’ (collection Une Heure Lumière)
Date de publication : 2018 (avril)
Synopsis : Musicien noir sans grand talent, le jeune Charles Thomas Tester vivote à Harlem en cette année 1924. Il pousse la chansonnette dans les rues pour un public de Blancs amateurs de jazz, et, à l’occasion, fait des petits boulots. Un jour, il croise le chemin de Robert Suydam, un occultiste qui l’engage pour jouer chez lui contre une somme faramineuse. Pourquoi ? Quels sont les buts de l’excentrique Suydam ? Va s’ensuivre une plongée dans l’étrange pour Tester, qui en sortira changé à jamais.
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Lovecraft réadapté
La collection Une Heure Lumière du Bélial’ continue son bonhomme de chemin en proposant au lectorat français toujours plus de textes courts de qualité, souvent primés et écris dans la majorité des cas par des auteurs étrangers. Treizième de la collection, « La ballade de Black Tom » ne fait pas exception à la règle et permet de découvrir un nouvel auteur (américain, cette fois) puisque Victor Lavalle n’avait jusqu’à présent jamais été traduis chez nous. Sa novella s’inscrit dans un courant littéraire à la mode en ce moment qui consiste à réadapter des textes de Lovecraft tout en remettant en question la place des minorités dans son œuvre. Après Kij Johnson et sa « Quête onirique de Vellitt Boe » (adaptée de « La quête onirique de Kadath l’inconnue ») qui proposait une réflexion intéressante sur la place des femmes dans le monde de l’auteur, Victor Lavalle revient pour sa part sur le texte de Lovecraft qui a sans doute la plus mauvaise réputation : « Horreur à Red Hook ». Cette réputation négative, elle tient d’abord à la qualité purement littéraire du texte qui, selon son auteur lui-même, ne figure clairement pas parmi ses meilleures œuvres. L’autre raison pour laquelle la nouvelle est tenue en aussi piètre estime vient de son caractère résolument raciste, Lovecraft l’ayant écris après son installation dans un quartier cosmopolite de New-York, moment de sa vie qu’il a très mal supporté. Je n’ai personnellement pas eu l’occasion de lire le texte d’origine, et je vous avoue que je n’en ai pas spécialement envie compte tenu des quelques extraits nauséabonds auxquels j’ai pu avoir accès. Néanmoins si vous voulez un avis concernant « Horreur à Red Hook » vous pouvez vous reporter à l’article d’Apophis qui, lui, a eu le courage de se farcir la nouvelle originale.
Quand l’horreur s’invite à New-York
L’univers n’a ici (presque) rien à voir avec les Contrées du rêve de Lovecraft, le récit surfant davantage sur le fantastique horrifique que sur la fantasy. L’action se situe à New-York dans les années 1920, où on fait la connaissance d’un certain Charles Thomas Tester, un jeune noir qui vit avec son père dans un petit appartement d’Harlem. Débrouillard, celui que tout le monde surnomme « Tommy » arpente le quartier à la recherche de petites combines qui lui permettent d’entretenir sa famille… quitte parfois à se retrouver confronté à des personnes très étranges. Tout bascule le jour où, alors qu’il jouait dans la rue, un vieil homme du nom de Robert Suydam lui propose de l’engager le temps d’une soirée dans sa maison cossue située dans les beaux quartiers. En dépit de l’étrangeté du vieillard et de sa proposition, Tommy accepte et se retrouve entraîné dans un terrible engrenage. Le texte est décomposé en deux parties : la première est racontée selon le point de vue de Charles Thomas Tester, la seconde selon celui d’un certain Malone, inspecteur de police qui va, pour son plus grand malheur, croiser le chemin de « Black Tom » et Suydam. Nul doute que les lecteurs connaissant la nouvelle d’origine seront capables de repérer et d’interpréter l’ensemble des références distillées dans le texte par Victor Lavalle. Néanmoins, pour ceux qui, comme moi, ne connaîtraient pas l’œuvre de Lovecraft, le plaisir de lecture reste très vif. L’auteur nous offre en effet un texte glaçant, qui séduit avant tout par son ambiance oppressante, presque malsaine lors de certaines scènes. Difficile de ne pas être tenté de dévorer la nouvelle d’une traite, tant l’atmosphère étrange qui imprègne cette ville de New-York exerce une fascination presque irrésistible sur le lecteur.
Quand le texte le plus raciste de Lovecraft devient dénonciation de la condition des Noirs aux États-Unis
Le second gros attrait de l’ouvrage tient à la manière dont Victor Lavalle transforme un texte résolument raciste en une nouvelle qui rend compte et dénonce la condition des Noirs dans les États-Unis de l’époque (situation qui mériterait malheureusement toujours d’être améliorée aujourd’hui). A travers le parcours de « Black Tom », le lecteur se trouve ainsi directement confronté aux humiliations et aux injustices subies par les personnes de couleur. Les Noirs sont ainsi tenus de rester dans leur quartier (le personnage se fait interpeller dans les transports en commun ou toiser par les passants (quand ce n’est pas pire) dès qu’il s’éloigne d’Harlem) ; ils ne peuvent absolument pas compter sur la police (pour qui ils ne forment de toute façon qu’une seule et même masse indistincte) de même que sur une quelconque protection sociale ou juridique (le père de Thomas en a fait la difficile expérience en tant que maçon). Cette ségrégation est d’autant plus durement ressentie par le lecteur qu’il apprend à connaître au côté de Tommy les réflexes développés par la plupart d’entre eux pour ne pas se faire remarquer des Blancs ou ne pas alimenter leur colère. Là où Victor Lavalle fait fort, c’est qu’il réutilise les arguments développés par Lovecraft pour stigmatiser les populations noires et s’en sert justement pour faire passer le message inverse. Mises dans la bouche des Blancs auxquels le héros se retrouve confronté, des phrases telles que « Décidément, ces gens ne sont pas comme nous. Ç’a été scientifiquement prouvé. » ou « Pas étonnant qu’ils puissent vivre de cette manière » ne véhiculent alors plus une idéologie raciste mais servent au contraire à la dénoncer.
Victor Lavalle signe avec « La ballade de Black Tom » une excellente nouvelle qui parvient à rendre hommage à l’œuvre de Lovecraft tout en retournant habillement la vision donnée par l’auteur des populations noires. Bourré de références (que les connaisseurs de Lovecraft saisiront certainement mieux que moi), le texte séduit aussi et surtout par son ambiance résolument oppressante ainsi que par la qualité de la plume de l’auteur. Une belle réussite.
Autres critiques : Apophis (Le culte d’Apophis) ; Blackwolf (Blog-O-livre) ; Célindanaé (Au pays des cave trolls) ; Jean-Philippe Brun (L’ours inculte) ; Lorhkan (Lorhkan et les mauvais genres) ; Lutin82 (Albédo – Univers imaginaires) ; Nébal (Welcome to Nebalia)
5 commentaires
Apophis
(Merci pour le lien)
Je trouve ta critique très intéressante, justement parce qu’elle ne donne pas le point de vue d’un lecteur assidu de Lovecraft ou de quelqu’un qui a lu « Horreur à Red Hook » : en effet, elle prouve qu’on peut parfaitement apprécier cette novella sans connaissances préalables. Ce qui démontre, en plus, la richesse de cette dernière : même dans sa strate « de base », sans faire appel à l’intertextualité, elle reste intéressante. Merci et bravo pour ta recension, donc 🙂
Sinon, je suis curieux de savoir ce que tu as pensé de L’empire du léopard. Je vais attendre ta critique avec une grande impatience !
Boudicca
Merci beaucoup 🙂 J’ai vraiment beaucoup aimé le texte, et ça me donne très envie de me lancer enfin à la découverte de Lovecraft.
Pour ce qui est de l’empire du léopard, il faut encore que je fasse la critique mais j’ai trouvé ça plutôt sympathique : pas mal de défauts qui m’ont un peu gêné au début mais plein de bonnes choses aussi. Je m’en vais de ce pas lire ta chronique ^^
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