Fantasy

Monts et merveilles, tome 1 : Opération Sabines

Titre : Opération Sabines
Cycle/Série : Monts et merveilles, tome 1
Auteur : Nicolas Texier
Éditeur : Les Moutons Électriques
Date de publication : 2018 (février)

Synopsis : Londres, 1937. Le jeune enchanteur Carroll Mac Maël Muad et son domestique Julius Khool, vieux soldat maure ayant servi dans les légions de la République romaine de Weimar, sont recrutés par le Special Operation Service afin d’exfiltrer un savant vénitien, dont les travaux dans le domaine de l’atome risquent de bouleverser l’équilibre des forces en Europe.Ils ignorent cependant que ces découvertes ne sont pas convoitées que par les services de renseignements ennemis, mais également par une société secrète mêlant poètes, sorciers et créatures de l’outre-monde luttant pour leur survie. Loin de se passer comme prévu, l’opération « Sabines » amènera dès lors Carroll et Julius jusqu’au coeur des limbes, au long d’une route rythmée par les rencontres et de périls merveilleux.
Bibliocosme Note 3.0

Si tu n’avais pas ce vieux corps de matière périssable, tu pourrais presque être des nôtres ! Vous n’êtes d’ailleurs pas si différents de nous : après tout, vos cellules changent. Vous grandissez, vous changez d’apparence. Vous passez d’un embryon à un petit tas de poussière, avec plein d’étapes intermédiaires, y compris selon la nuit, le jour, ou la lumière. C’est votre petite part d’outre-monde, ce changement que vous appelez la vie. 

Un duo détonnant au service de la couronne

Présenté comme l’une des « pépites de l’imaginaire 2018 », « Opération Sabines » fait partie des trois romans propulsés en ce début d’année par les Indés de l’Imaginaire, et bénéficie à ce titre d’un écrin particulièrement soigné (belle couverture de Melchior Ascaride, illustrations intérieures, dramatis personae, annexes…). S’il s’agit là de la première incursion de Nicolas Texier dans le domaine de la fantasy, l’auteur est pourtant loin d’être un amateur puisqu’on lui doit déjà trois autres romans parus chez Gallimard, ainsi, semble-t-il, que plusieurs travaux d’histoire militaire. Cette passion pour l’histoire, on la retrouve incontestablement dans ce premier tome dont l’action se déroule dans une Europe des années 1930 uchronique incroyablement détaillée. La narration est assumée ici par un certain Julius Khool, ancien soldat reconverti en domestique au service d’un jeune mage établi à Londres. Si les premières semaines de ce retour à la vie civile ne sont pas des plus palpitantes pour le vétéran, les choses ne tardent pas à devenir plus intéressantes lorsque son maître se trouve malgré lui embarqué dans une mission organisées par les services secrets britanniques. L’objectif ? Exfiltrer de Venise une vieille connaissance du mage, un certain Valère, dont les dernières découvertes scientifiques sont susceptibles d’aboutir à la création d’armes d’une dangerosité sans précédent, et qui ne doivent donc pour rien au monde tomber entre les mains des ennemis de la couronne. Rien de compliqué, à première vue, sauf que l’ennemi (à savoir la République romaine de Weimar) est déjà sur le coup, de même que certaines créatures de l’Outre-monde qui prennent de toute évidence la menace très au sérieux Le duo se lance alors dans une course contre la montre qui les entraînera de l’Angleterre à Venise, en passant par la Forêt Noire et les territoires de l’empire, jusqu’à l’outre-monde lui-même. Leur route sera évidemment semée d’embûches et rythmée par des rencontres plus ou moins amicales, allant d’une communauté d’ouvriers communistes aux membres d’une curieuse société secrète en passant par le spectre de Jack l’Éventreur, des divinités celtiques, ou encore une « passeuse ». Bref, nos deux héros ne sont pas au bout de leur surprise !

Plume exigeante et immersion limitée

Le roman est extrêmement dense et repose sur de solides atouts qui sont malheureusement contrebalancés par un certain nombre de bémols qui viennent refroidir l’enthousiasme du lecteur. Un mot, d’abord, sur l’intrigue qui se révèle très inégale et se perd parfois dans des détours inutiles. Le rythme varie évidemment en conséquence, certains passages se dévorant à toute vitesse tandis que d’autres s’éternisent, au risque de lasser le lecteur. Celui-ci pourra d’ailleurs être rebuté dès les premières pages par le style de l’auteur qui a en effet la fâcheuse tendance à faire des phrases à rallonge, accumulant les prépositions sur parfois plus d’une quinzaine de lignes. Ce travers s’estompe heureusement progressivement au fil des pages, rendant ainsi la lecture plus aisée, mais ce manque de fluidité nuit tout de même à l’immersion du lecteur qui mettra un certain temps à venir à bout de l’ouvrage, et ce en dépit de ses seulement trois cent cinquante pages. Cette lenteur dans la lecture s’explique également par le très faible nombre de dialogues (le narrateur nous raconte son histoire à posteriori et choisit trop souvent de résumer le contenu des conversations plutôt que de nous les retranscrire), ainsi que par le nombre incalculable de digressions qui parasitent le récit. Il suffit en effet d’un paysage, d’une rencontre, ou d’une situation périlleuse particulière pour que le narrateur replonge dans ses souvenirs de l’armée, ce qui a souvent pour effet de casser l’ambiance et donnent la regrettable impression que l’auteur cherche à meubler son récit (qui n’en a pourtant pas besoin !). C’est d’autant plus dommage que ces passages sont souvent très intéressants et qu’ils auraient sûrement été plus appréciés s’ils n’avaient pas été intercalés de manière aussi brutale au récit. Cela étant dit, je ne voudrais pas donner l’impression que le style de l’auteur est indigeste car ce n’est absolument pas le cas. Si la plume de Nicolas Texier n’est pas particulièrement fluide, elle est incontestablement travaillée et donne lieu à plusieurs passages vraiment évocateurs. Les quelques dialogues présents dans le roman sont également réussis car plus percutants, et il en va de même des petites touches d’humour qui parsèment le récit de manière efficace.

Quand le narrateur prend le pas sur tous les autres

Il y a également du bon et du moins bon du côté des personnages. Julius Khool est pour sa part un narrateur et un protagoniste intéressant : originaire d’Afrique (ce qui n’est pas très courant), le vétéran a déjà vécu tout un tas d’aventures au moment où l’on fait sa connaissance, puisqu’il nous explique avoir servi en tant que mamelouk aussi bien que lancier de la Table ronde. Celui-ci garde d’ailleurs de terribles souvenirs de ses années passées dans les colonies britanniques et ne cherche jamais à édulcorer les atrocités qu’il a pu être amené à commettre et qui le poussent aujourd’hui à chercher du réconfort dans l’alcool. C’est cette part d’ombre qui rend justement le personnage aussi intéressant, de même que ses nombreuses compétences dans des domaines aussi variées que le combat ou la poésie (l’ouvrage fourmille de références poétiques et littéraires à Shakespeare, Virgile, Keats…). Je serais en revanche beaucoup plus nuancée en ce qui concerne les autres personnages, à commencer par l’acolyte de notre héros, le mage Carroll Mac Mael Muad. Alors certes, celui-ci a l’excuse de la jeunesse, mais cela ne suffit pas à expliquer la quasi inexistence de son rôle dans toute cette affaire ! On sait de plus très peu de choses sur lui, et la faute en incombe à mon sens à la narration : Julius Khool est constamment au centre de la scène et capte donc toute l’attention du lecteur au dépend des autres personnages qui ne font alors plus office que de simples figurants. C’est notamment le cas des agents du MI6 et du SOS (Secret Operations Service) chargés d’encadrer la mission, et plus encore de tous ceux qui vont être amenés à croiser de manière plus ou moins fugace le chemin du héros. Difficile dans ces circonstances de ne pas se sentir complètement détaché et de s’émouvoir de la disparition d’untel ou untel. C’est d’autant plus dommage que certains personnages possèdent un vrai potentiel, à commencer par les personnages féminins qui, si elles n’occupent que des rôles secondaires, n’en demeurent pas moins celles grâce auxquelles nos héros parviennent à se sortir des pires situations. Je serai aussi plus nuancée en ce qui concerne les « méchants » de l’histoire qui sont soit trop caricaturaux (l’agent Bremer), soit totalement mis de côté (Gwaënardel).

Un univers passionnant bourré de références…

Venons-en maintenant à la question de l’univers, qui constitue sans aucun doute le véritable point fort du roman. Si l’intrigue, le style et les personnages m’ont laissé un sentiment mitigé, j’ai ainsi été totalement conquise par le portrait dressé par Nicolas Texier de cette Europe alternative dans laquelle la magie est toujours (et a toujours été) présente. Loin de n’être qu’une pratique marginale, elle occupe ainsi depuis des siècles une place importante et bénéficie d’un traitement très soigné de la part de l’auteur qui nous détaille par le menu les treize différentes « voies merveilleuses » (la magie curative, la divination, l’hypnose, l’enchantement, la voie martiale…). La situation est cependant sur le point d’évoluer à l’époque où se déroule l’action (1937), certains manifestant en Europe une véritable aversion à l’égard des créatures de l’outre-mode et prônant un désenchantement de leur nation au profit de la science et de la technologie, à l’image de la république romaine de Weimar (on devine aisément de quel exemple historique l’auteur a ici choisi de s’inspirer…). Les Royaumes-Unis continuent cela dit d’accorder une place significative à la magie qui se trouve encore au cœur de leur politique, de leurs dispositifs militaires, et évidemment de leur système éducatif. La force de l’ouvrage tient à sa cohérence, l’auteur ayant de toute évidence réalisé un gros travail pour imaginer les conséquences de l’existence de la magie sur nos civilisations, que ce soit dans le domaine social, politique, militaire ou économique. On apprend ainsi, au détour d’un passage, que l’argumentaire développé par les communistes de l’époque prend évidemment en considération le fait que la magie est, comme la richesse, l’apanage d’une seule classe de privilégiés, et réclame donc une démocratisation de son usage. On apprend aussi que la désignation par les devins officiels de jours néfastes (et donc chaumés) dans le calendrier rencontre de plus en plus de critiques de la part de ceux qui jugent la pratique nuisible pour la productivité.

… mais insuffisamment exploité dans le récit lui-même

L’auteur multiplie aussi les références littéraires et historiques qu’il s’amuse de toute évidence beaucoup à détourner pour la plus grande joie du lecteur : Freud est ainsi cité dans le cadre de l’essor d’une nouvelle discipline magique basée sur l’étude de la psychologie ; la voie divinatoire a connu un grand boum à la fin de la Grande Guerre lorsque certains de ses pratiquants se sont mis en tête de proposer aux familles de contacter leurs proches morts au combat ; Christopher Marlowe aurait milité pour une utilisation de la « magie d’illusion » au théâtre ; quant à D’Artagnan, il est cité comme une référence en matière de pratiques magico-martiales. Les exemples se comptent par dizaine et tous sont extrêmement astucieux et contribuent à donner plus de corps à cet univers remarquablement bien pensé. Seulement là encore, il y a un petit « mais ». Car la plupart de ces ingénieuses idées ne sont pas développées dans le roman lui-même mais dans les conséquentes (et passionnantes !) annexes situées à la fin de l’ouvrage. Évidemment, la somme de celles-ci justifie à elle seule le fait que l’auteur ne pouvait pas tout mettre dans son roman (d’autant plus que d’autres tomes seront vraisemblablement amenés à suivre), mais qu’il aurait été agréable de voir davantage de ces références ou théories intégrées directement au texte ! Le narrateur se montre notamment très peu bavard en ce qui concerne les différentes formes de magie (qui font l’objet de dix pages pleines en annexes), aussi vous conseillerais-je pour une fois de lire les suppléments avant le roman lui-même et non après : le récit y gagnera en profondeur, et vous en compréhension. De même, si l’aspect est plus développé dans le récit, vous gagnerez aussi à lire les suppléments concernant les bouleversements géopolitiques que rencontre l’Europe des années 1930 avant de vous plonger dans le témoignage de Julius Khool.

Nicolas Texier signe avec ce premier tome de « Monts et merveilles » un roman très dense et qui repose sur un univers cohérent et extrêmement ingénieux. L’ouvrage souffre toutefois d’un certain nombre de points faibles qui viennent malheureusement modérer l’enthousiasme du lecteur (personnages insuffisamment exploités, rythme qui s’essouffle, manque de fluidité dans l’écriture) et c’est d’autant plus dommage que certaines trouvailles sont vraiment excellentes. Reste à voir ce que nous réservent les prochains tomes !

Voir aussi : Tome 2

Autres critiques : Allan Dujipérou (Fantastinet) ; Les chroniques du Chroniqueur

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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