Sur toutes les vagues de la mer

Titre : Sur toutes les vagues de la mer
Auteur/Autrice : Guy Gavriel Kay
Éditeur : L’Atalante
Date de publication : 2025 (janvier)
Synopsis : C’est l’histoire d’un duo de gens de mer, Rafel et Lenia, associés au gré de divers transports de marchandises et de contrats parfois douteux. Tous deux sont habités par un chagrin immense qui leur a fait vivre l’exil.
Quand ils décident, à l’appel du patriarche religieux de l’Occident, de participer à la folle équipée qui a pour but de venger la prise de Sarance par le grand calife du Levant, se mêlent fierté de pouvoir faire construire un splendide trois-mâts et vengeances intimes…
Au XVe siècle, cœur de la Renaissance italienne, sur la mer du Milieu qui divise autant qu’elle relie, les décisions prises sur terre font qu’on la longe ou la traverse, la sillonne dans toutes les directions. Et comme toujours dans les romans de Guy Gavriel Kay, qu’importe le rang, l’intensité des passions et les effets dominos engendrés par les bifurcations de la vie sont les mêmes.
Pour certains, la réalité de l’exil où chaque aurore, chaque crépuscule, chaque nuit révèle une nature à jamais déplacée – déracinée, expulsée, étrangère à son environnement, dépendante de la charité d’autrui – devient parfois insupportable. Continuer peut alors se résumer à ne jamais atteindre ou à se trouver précipité vers cet instant, celui de la prise de conscience de cet insupportable.
La prise de Sarance et ses conséquences
Maître incontesté de la fantasy historique, Guy Gavriel Kay nous régale depuis des années avec des romans documentés consacrés à divers lieux et époques et portés par des personnages plus bouleversants les uns que les autres. Depuis plusieurs années, ses romans se concentrent spécifiquement sur le XVe siècle, et plus particulièrement les nombreuses répercutions de la chute de Sarrance (comprenez Constantinople), tombée aux mains des Asharites. Si le roman peut, comme d’habitude, être lu indépendamment du reste de l’œuvre de Kay, cet ouvrage-ci s’inscrit tout de même dans la continuité directe de « Comme un diamant dans ma mémoire » dont on retrouve notamment plusieurs personnages, si bien qu’il est préférable pour pleinement l’apprécier d’enchaîner les trois dernières parutions de l’auteur dans l’ordre. L’essentiel de l’intrigue se déroule une fois encore en Batiare (soit l’Italie à l’époque de la Renaissance) et on fait cette fois la connaissance de deux navigateurs : Rafel, un négociant juif bien implanté dans les différents ports méditerranéen et vendant aussi les services de son navire pour des affaires plus ou moins officieuses ; et Lenia, son associée avec laquelle il partage tout depuis qu’il l’a recueille à bord de son navire alors qu’elle fuyait une vie d’esclavage. Les voilà tous deux en route pour le Marjiti (l’Afrique du Nord) afin de mener à bien une mission des plus périlleuses à la demande de deux hommes aux ambitions démesurées. Une mission qui pourrait bien bouleverser l’équilibre des forces en Orient comme en Occident, et ce d’autant plus que les Jaddites restent profondément marqués par la chute de Sarrance et n’aspirent à rien tant qu’à venger la prise de la ville en portant à leur tour un rude coup aux Asharites. On croisera également au cours de cette aventure la route de nombre de personnages hauts-en-couleur comme seul Guy Gavriel Kay sait leur donner vie, à l’image de la reine des Kindaths, d’un mercenaire implacable mais doté d’un code moral particulièrement strict, du secrétaire endeuillé d’un noble sérénissien ou encore d’un éleveur de chevaux au passé glorieux.
Une documentation minutieuse
On retrouve dans ce roman tout ce qui fait la patte de Guy Gavriel Kay, à commencer par un contexte historique impeccablement reconstitué (la bibliographie des ouvrages consultés située en fin d’ouvrage est à ce titre assez éclairante). Si les termes changent, le contexte, lui, est bien fidèle à celui de la fin du XVe et on y reconnaît aisément certains protagonistes ou événements marquants, qu’il s’agisse de la prise de Constantinople, de la Reconquista espagnole et des stigmates qu’elle a laissé, de l’hostilité grandissante entre l’Espagne et la France (liée en partie aux tentatives de rapprochement commercial entre cette dernière et les Asharites), ou encore des luttes de pouvoir au cœur des plus grandes cités italiennes. L’auteur se sert aussi du parcours de certains personnages pour documenter la porosité qui existe entre les trois grands monothéismes à une période où des régions entières sont susceptibles de basculer sous l’autorité d’une autre religion que la leur. Certains optent alors pour une conversion, par souci de protection ou par simple pragmatisme, quand d’autres sont contraints à l’exil, un sujet central dans ce roman que l’auteur traite avec une sensibilité remarquable et qui fait évidemment échos aujourd’hui encore à ce que vivent des millions de personnes dans le monde. Cette porosité entre christianisme, islam et judaïsme est également abordée par le biais des victimes de raids, fréquents aussi bien sur les côtes occidentales qu’orientales. Le cas de Lenia est assez éloquent et permet d’aborder la question de l’insécurité des habitants de certaines zones géographiques ainsi que celle de la place des femmes de l’époque. Comme dans ses précédents romans, Guy Gavriel Kay documente aussi la permanence de l’antisémitisme dans toutes les régions du monde et l’impossibilité pour les Juifs de trouver un foyer absolument sûr, le moindre bouleversement politique se soldant généralement par leur stigmatisation, voire leur expulsion ou leur mort.
Des gens meurent dans les histoires comme dans la vie. C’est une réalité du monde qui est le nôtre et elle doit aussi transparaître dans les récits que nous partageons pour qu’ils recèlent ou expriment à nos yeux certaines vérités. Parfois ces défunts sont au cœur de ce que nous lisons ou écoutons. Parfois non. Même alors, même s’ils viennent seulement d’apparaître dans notre conte en pleine nuit dans une ville loin de la leur, nous devons les imaginer proches de gens qui les aimaient et pour qui leur absence pèsera un poids terrible, même si ce n’est pas le cas dans l’histoire qui nous est racontée. Si nous prenons un moment pour penser à eux, ce moment en devient un que nous nous accordons. A nous comme à ceux qui nous aiment et que nous aimons.
Des personnages remarquables
Outre un impressionnant degré de précision historique, l’œuvre de Kay se caractérise également par sa galerie de personnages tous plus émouvants et inoubliables les uns que les autres. Hommes ou femmes, puissants ou non, originaires de toutes les régions du monde… : l’auteur met en scène des personnages aux profils variés, certains directement responsables des changements qui bouleversent l’ordre du monde quand d’autres se retrouvent simplement pris dans un tourbillon d’événements qu’ils subissent davantage qu’ils n’impulsent. La particularité des œuvres de l’auteur réside aussi dans le fait qu’il n’y a pas vraiment de personnages secondaires : qu’ils soient là du début à la fin ou qu’ils n’apparaissent que le temps de quelques pages, voir de quelques lignes, tous sont dépeints avec finesse et possèdent une profondeur qu’envieraient bien des héros ou héroïnes dont les aventures s’étaleraient sur plusieurs tomes. Kay prend systématiquement le temps de rappeler que la vie de chacun des individus évoqués ici ne se résume pas à cette histoire-ci, et que des gens que nous ne verrons jamais apparaître dans le récit les auront aimé et pleureront leur perte. Cela explique que certains des passages les plus bouleversants du roman (et il y en a beaucoup !) ne sont pas toujours ceux mettant en scène les protagonistes, d’autres personnages parvenant à marquer durablement les lecteurices en très peu de temps. L’œuvre de l’auteur commençant à devenir conséquente, les références à ses autres romans et aux personnages précédemment mis en scène sont ici bien plus nombreuses que d’ordinaire. Cela passe la plupart du temps par un simple commentaire ou une description qui pourrait paraître anecdotique : une mosaïque et une course de char dans la cité tant prisée tant par les Jaddites que les Asharites, la statue d’une femme médecin kindath, une course de chevaux mémorable, le souvenir douloureux d’une nièce partie trop tôt… Mais d’autres prennent plus de place dans l’intrigue et risquent de laisser perplexes les lecteurices n’ayant pas lu « Comme un diamant dans ma mémoire » ou « Enfants de la Terre et du Ciel ».
Guy Gavriel Kay poursuit avec « Sur toutes les vagues de la mer » son travail de reconstruction historique du monde du XVe siècle, balayant ainsi les principaux stéréotypes sur la période et documentant la grande porosité existant alors entre les trois principaux monothéismes. Porté par des personnages bouleversants, le roman nous entraîne de l’Italie à l’Afrique du Nord, en passant par la France ou Constantinople, dressant ainsi une fresque historique passionnante dans laquelle chaque individu a un rôle à jouer, et ce quel que soit son statut ou ses origines. Énième coup de cœur, donc, pour ce roman dont on ressort avec une seule envie : pouvoir se replonger à nouveau dans un roman de Guy Gavriel Kay.
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