Science-Fiction

Le mensonge suffit

Titre : Le mensonge suffit
Auteur : Christopher Bouix
Éditeur : Au Diable Vauvert
Date de publication : 2025 (avril)

Synopsis : Dans un futur proche, au cours d’une émission de télé-réalité diffusée en direct se déroule le procès de citoyens jugés par les téléspectateurs. Durant cent-vingt minutes, un androïde interroge l’accusé dont les données privées sont accessibles à tous.

 -Pourquoi est-ce que vous ne me branchez pas directement sur un détecteur de mensonges ou est-ce que vous ne m’administrez pas un sérum de vérité ?
-Mais non, Monsieur Chanseuil ! Ces pratiques d’un autre temps sont bien trop barbares ! Nous avons à cœur de respecter la dignité humaine et d’employer des moyens non intrusifs pour amener les accusés à livrer leur vérité en toute confiance. Cela fait partie du pacte de libre-confession judiciaire. Voyez-vous je considère notre petite discussion comme un moment rare et précieux. Un moment win-win, si vous préférez.

Un procès, des millions de juré.es

Après « Alfie » et « Tout est sous contrôle », deux one-shot mettant en scène des futurs dans lesquels les IA sont devenues omniprésentes et ont permis le développement d’outils de contrôle de masse, Christopher Bouix nous offre un nouvel ouvrage venant ainsi boucler une trilogie de romans indépendants sur le sujet. Un sujet d’actualité, et c’est peu de le dire, la tenue de la Semaine pour l’action sur l’intelligence artificielle à Paris ayant donné lieu à des torrents d’articles, de reportages et de conjonctures sur les applications potentielles d’une IA quasi systématiquement présentée comme un source de bienfaits indéniables pour l’humanité. L’admiration béate des journalistes, politiques et entrepreneurs n’est toutefois pas partagée par tout le monde, et la science-fiction offre évidemment une opportunité idéale pour prendre un peu de recul et s’interroger sur les potentielles dérives ou faiblesses de cette nouvelle technologie. C’est ce que fait à nouveau Chriostopher Bouix dans « Le mensonge suffit », un roman bien plus court que les précédents (environ 150 pages) mais qui, comme eux, rentre dans la catégorie des page-turner. Difficile dans ces circonstances de résister au plaisir de dévorer l’ouvrager d’une traite, et ce d’autant plus que sa construction narrative repose sur un compte à rebours de 120 minutes, soit environ le temps qu’il faut pour venir à bout de sa lecture. Deux heures, c’est en effet le temps que dure l’émission à laquelle nous sommes invités à assister en tant que téléspectateurices et qui consiste en une confrontation entre deux individus : un citoyen-utilisateur, ici Ethan Chanseuil, un quarantenaire marié, père de trois enfants et au chômage depuis plusieurs années, et une IA, ici personnifiée sous les traits d’un homme d’une cinquantaine d’année prénommé Milo. Tout commence avec le réveil d’Ethan, qui émerge après avoir été drogué et amené sur le plateau dont il ne connaît visiblement pas le dispositif. Une conversation s’engage alors entre l’homme et l’IA, au cours de laquelle on va rapidement comprendre que le personnage a quelque chose à se reprocher, et qu’il va s’agir pour les téléspectateurs et téléspectatrices de juger de sa culpabilité ou de son innocence au terme de ces fameuses cent vingt minutes.

Alfie

Un thriller haletant

Comme d’habitude, l’auteur mise sur un pitch haletant et alterne astucieusement entre moments de légèreté et dissonances de plus en plus importantes qui font peu à peu monter la tension. Une tension qui repose dans un premier temps sur le flou artistiquement entretenu concernant la véritable raison de la présence de cet homme sur le plateau, avant que le récit ne bascule ensuite clairement dans du pur thriller. On retrouve notamment ici de nombreuses similitudes avec « Alfie », avec une succession de retournements de situation qui n’ont de cesse de nous faire tourner en bourrique et de faire vaciller nos convictions ou notre perception de l’intrigue. On passe en effet notre temps à changer d’avis au fur et à mesure des arguments avancés par Ethan ou des contre-arguments opposés par l’IA pour acculer le personnage dont on est tour à tour convaincu de la culpabilité puis de l’innocence. Ce procédé permet de maintenir l’intérêt des lecteurices en éveil jusqu’à la toute dernière ligne en nous donnant l’impression d’assister à un véritable procès dont le verdict pourrait basculer à tout moment. Le roman nous livre aussi une réflexion intéressante sur les dérives de l’IA et sur la façon dont elle pourrait être utilisée au dépend des citoyens et citoyennes pour instaurer un régime foncièrement autoritaire mais cachant ses velléités de contrôle derrière une fausse vitrine de modernité et de neutralité. Le roman pourrait ainsi parfaitement servir de pitch à un épisode de « Black mirror » dans la mesure où il pointe du doigt nos propres usages des nouvelles technologies tout en soulignant les nombreuses dérives que ces dernières pourraient rendre possible dans un futur par si lointain.

Satyre politique et technologique

Si l’idée d’un procès en direct à la télévision et d’un verdict rendu par le public peut sembler lointaine au point de faire sourire, les comportements des spectateurs et spectatrices, eux, donnent lieu à des passages à la fois humoristiques mais aussi perturbants tant ils font échos à des phénomènes que l’on peut d’ores et déjà voir sur internet. Le roman possède aussi une dimension politique dans la mesure où il met en scène un état dont on ne nous dit pas grand chose mais dont on parvient toutefois à cerner peu à peu le fonctionnement. Fonctionnement qui repose globalement sur le même système que dans « Tout est sous contrôle » qui mettait en scène une société dans laquelle le bonheur était devenu une véritable injonction et où les citoyens et citoyennes étaient même évalués et récompensés en fonction de cet indice. Ici, la vie de chaque individu est quantifiée par des algorithmes qui lui attribuent une valeur économique en fonction de sa conformité avec les attentes de la société. Cela signifie que tout comportement jugé déviant peut être financièrement sanctionné, mais aussi que tout peut potentiellement s’acheter et se vendre, même des individus. Cela donne lieu à des conversations tellement lunaires qu’elles en paraissent au premier abord presque drôles, avant que la violence de ce système ne nous percute de plein fouet, et ce malgré les constants euphémismes de l’IA qui, là encore, ne sont pas sans dénoncer une pratique très actuelle. La conclusion permet à l’auteur de se livrer à un vibrant cri d’alarme qui vient mettre un terme assez brutal à l’intrigue, ce qui n’est pas sans engendrer une énorme frustration savamment orchestrée.

Avec « Le mensonge suffit », Christopher Bouix boucle sa trilogie de romans indépendants consacrés à l’intelligence artificielle en mettant en scène un procès maquillé en émission de télévision dont les spectateurs et spectatrices seraient les juré.es. Thriller haletant, le roman se lit d’une traite et entretient savamment le suspens concernant la culpabilité avérée ou non du personnage, le tout sur fond de satyre politique et de volonté d’interroger les dangers potentiels d’une technologie qu’il ne s’agit pas de diaboliser mais de questionner en tant qu’outil de contrôle de masse.

Autres critiques :  ?

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

2 commentaires

  • Tachan

    J’ai justement l’intention de découvrir Alfie ce mois-ci. Je ne savais qu’il avait sorti un roman avant (tu parles de trilogie) donc si j’aime je sais vers quoi me tourner.
    Et ce roman ci me semble également des plus intéressants et pertinent avec la folie des IA qu’il y a en ce moment.
    Bonne pioche !

  • Les Lectures du Maki

    Tu as beaucoup aimé la trilogie. Mais est-ce qu’il y a un des romans qui est en dessous des autres ou ils sont tous de qualité égale ?

    J’ai adoré Alfie, beaucoup moins Tout est sous contrôle et celui… je te dirais quand je le lirai.

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