Essai

Réinventer l’amour

Titre : Réinventer l’amour – Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles
Autrice : Mona Chollet
Éditeur : Zones
Date de publication : 2021

Synopsis : Nombre de femmes et d’hommes qui cherchent l’épanouissement amoureux ensemble se retrouvent très démunis face au troisième protagoniste qui s’invite dans leur salon ou dans leur lit : le patriarcat. Sur une question qui hante les féministes depuis des décennies et qui revient aujourd’hui au premier plan de leurs préoccupations, celle de l’amour hétérosexuel, ce livre propose une série d’éclairages.
Au cœur de nos comédies romantiques, de nos représentations du couple idéal, est souvent encodée une forme d’infériorité féminine, suggérant que les femmes devraient choisir entre la pleine expression d’elles-mêmes et le bonheur amoureux. Le conditionnement social, qui persuade les hommes que tout leur est dû, tout en valorisant chez les femmes l’abnégation et le dévouement, et en minant leur confiance en elles, produit des déséquilibres de pouvoir qui peuvent culminer en violences physiques et psychologiques. Même l’attitude que chacun est poussé à adopter à l’égard de l’amour, les femmes apprenant à le (sur ?) valoriser et les hommes à lui refuser une place centrale dans leur vie, prépare des relations qui ne peuvent qu’être malheureuses. Sur le plan sexuel, enfin, les fantasmes masculins continuent de saturer l’espace du désir : comment les femmes peuvent-elles retrouver un regard et une voix ?

Le discours convenu selon lequel la libération croissante des femmes aurait ruiné les relations amoureuses implique d’ailleurs un aveu : notre organisation sentimentale repose sur la subordination féminine. 

Amour, patriarcat et sabotage

« La perversité de nos sociétés est de bombarder d’injonctions à l’hétérosexualité tout en éduquant et en socialisant méthodiquement les hommes et les femmes de façon qu’ils soient incapables de s’entendre » Voilà le constat que pose Mona Chollet, et le point de départ de sa réflexion pour cet essai foisonnant et souvent passionnant consacré à l’amour hétérosexuel, sujet souvent méprisé par les féministes. « Ce livre naît de mon propre sentiment de gâchis », poursuit la journaliste qui entend dénoncer dans son ouvrage les conditionnements de genre en matière d’amour, mais tente aussi de proposer des solutions. L’essai est articulé autour de quatre chapitres précédés d’un long prologue dans lesquels l’autrice déroule son argumentaire, tentant de démontrer à la fois comment les femmes sont « fabriquées » pour surinvestir la sphère affective, mais aussi comment la vision de l’amour qui prédomine dans notre culture pourrait se résumer par ces trois mots : « conformiste, morbide et misogyne ». Pour étayer son argumentaire, Mona Chollet va puiser dans un large panel de sources : des romans, des films, des séries, des documentaires, des témoignages, des articles de presse, des photographies… L’autrice va aussi beaucoup se livrer dans ce livre, prenant à plusieurs reprises des exemples tirés de sa vie personnelle et de ses propres représentations de l’amour. Certains chapitres sont plus captivants que d’autres, certaines démonstrations plus implacables, il n’en reste pas moins que cet essai de Mona Chollet met le doigt là où cela fait mal et nous pousse à nous interroger collectivement sur la façon dont nos représentations et nos relations amoureuses sont gangrenées par le patriarcat, et à prendre conscience du poids que fait peser la domination masculine sur le couple hétérosexuel.

Infériorité féminine et romantisme

Le premier chapitre est consacré à l’infériorité des femmes dans notre idéal romantique. Pour illustrer son propos, Monet Chollet opte pour un exemple que tout le monde connaît : celui du couple Bruni/Sarkozy. En analysant la façon dont le couple est présenté notamment dans les magazines people, elle se rend compte que, bien que plus grande que son mari, la chanteuse est toujours représentée comme plus petite grâce à divers artifices. Mona Cholet entend ici démontrer que la société encourage les signes de domination chez les hommes, et de soumission chez les femmes. Cette infériorité peut prendre différentes formes, physiques (une femme doit être plus petite qu’un homme, très mince, entravée par des tenues peu pratiques, et, bien sûr, jeune) mais aussi sociales et économiques. Elle cite plusieurs exemples édifiants, dont une étude qui pourrait paraître amusante mais qui démontre que les actrices ayant été récompensées par un oscar ont plus de chance de divorcer, de même que les femmes ayant été élues à des élections. Puisque « la femme [est considérée] belle quand elle est faible », selon la formule de Noémie Renard, Mona Chollet insiste sur la nécessité « d’érotiser l’égalité », ce que font heureusement déjà certaines œuvres littéraires ou cinématographiques. L’autrice consacre également une partie de ce chapitre à la question du renforcement de la domination masculine lorsque la femme convoitée a des origines jugées exotiques. Passionnante, cette partie nous permet d’en apprendre beaucoup sur la manière dont ont été forgés certains fantasmes, comme celui des « poupées » asiatiques (figurez-vous qu’on le doit à un roman de Pierre Lotti, « Madame Chrysanthème », paru en 1888). Morceaux choisis : « Je la prendrais pour ce qu’elle est, un jouet bizarre et charmant. » ; « Vraiment, tant qu’à épouser un bibelot, j’aurais peine à trouver mieux. » Les témoignages plus actuels consultés par l’autrice mettent l’accent sur la prégnance des fantasmes coloniaux et du fait que les femmes racisées incarnent pour certains hommes une expérience plus qu’une véritable personne.

Les violences conjugales

Le deuxième chapitre traite des violences conjugales et part cette fois du constat que la société encourage deux comportements très différents chez les hommes (l’assurance) et les femmes (le doute). Ces tendances se trouvent renforcées lorsqu’une relation devient abusive. Fidèle à son habitude, l’autrice va piocher des exemples de ce type de relations dans la littérature ou le cinéma, citant des films comme le glaçant « Jusqu’à la garde » ou encore « Mon roi ». Elle revient d’abord sur les mécanismes qui sont mis en œuvre dans le cadre des violences conjugales ainsi que sur le traitement médiatique des féminicides qui se caractérise très souvent par un processus d’identification avec le protagoniste masculin ainsi que par un travestissement de la violence en amour. Elle prend l’exemple du traitement de l’assassinat de Marie Trintignant par Bertrand Cantat, et les extraits qu’elle retranscrits sont aujourd’hui très difficiles à lire. Le chapitre prend ensuite un tournant inattendu puisque la journaliste choisit de se pencher longuement sur le cas des femmes qui s’éprennent de meurtriers, et notamment de meurtriers ayant tué et violé des femmes. L’autrice livre ici une réflexion passionnante, interprétant ce comportement comme la manifestation la plus extrême des « rôles de genre » et le fantasme poussé à l’extrême d’une « féminité thaumaturgique ». Elle pointe du doigt le fait que la société encourage les femmes à survaloriser l’amour et à tout sacrifier pour lui, à associer violence et séduction, à faire preuve d’abnégation et à se soucier des autres avant d’elles-mêmes. Malgré les horreurs décrites ici, Mona Chollet termine à nouveau par une note d’espoir en insistant sur la nécessité de forger une nouvelle définition de l’amour basée sur l’acception de l’autre et la volonté de travailler à son bien-être.

Surinvestir l’amour

Ce troisième chapitre s’ouvre avec des extraits du roman « Passion simple » d’Annie Ernaux (« Passion simple ») qui permettent de mettre en lumière le fait que « notre rapport à l’amour est façonné par tout un environnement culturel », et que la première de ces représentations consiste à montrer une femme attendant un homme. Mona Chollet parle de ses propres expériences et des représentations qui lui ont manqué, et ses réflexions poussent évidemment à faire sa propre introspection. Quelle vision de l’amour les œuvres que j’ai pu lire ou voir m’ont-elles donnée ? L’autrice constate très justement qu’aucun des films ou romans qui l’ont marqué petite ne mettait en avant l’idée qu’il était nécessaire pour une femme de se construire en dehors de l’histoire d’amour qu’elle vivait (c’est très net par exemple dans le roman « Belle du Seigneur », abondement cité tout au long de cet essai car très révélateur) Pour la journaliste, on inculque aux femmes une vision nocive de l’amour. Une vision où une femme ne serait rien sans son amant quand lui est au contraire encouragé à avoir une vie riche en dehors de son couple. L’idée que l’amour est essentiel et qu’on doit lui consacrer du temps est ainsi une disposition plus répandue chez les femmes. « On éduque les femmes pour qu’elles deviennent des machines à donner, et les hommes pour qu’ils deviennent des machines à recevoir. » Ce surinvestissement s’explique aussi par la dépendance totale qui a été celle des femmes vis à vis des hommes. J’ai trouvé ce chapitre basé sur des expériences essentiellement personnelles moins captivants que les précédents, même si certaines démonstrations de l’autrice m’ont semblé très pertinentes. Personnellement je retiendrai surtout la phrase suivante : « Si les femmes peuvent si souvent passer pour des créatures capricieuses et tyranniques, aux demandes affectives exorbitantes, et les hommes pour des êtres solides, autonomes, à la tête froide, c’est parce que les besoins émotionnels des seconds, contrairement à ceux des premières, sont pris en charge et comblés de manière aussi zélée qu’invisible. »

Nos imaginaires érotiques

Le dernier chapitre est consacré à nos imaginaires érotiques et, là encore, on constate que l’accent est systématiquement mis sur les fantasmes et les désirs des hommes. La journaliste revient pour l’occasion sur la théorisation du « male gaze » par la critique de cinéma féministe Laura Mulvet en 1975 et explique que « cette puissance de la subjectivité et du regard masculin a pour conséquence que les femmes apprennent à s’envisager comme un spectacle offert aux hommes et au monde en général ». Mona Chollet parle aussi de la prise de conscience de cette objectivisation du corps des femmes par les adolescentes qui réalisent alors qu’elles vont être évaluées « en tant que corps, et non en tant qu’elles-mêmes ». Si le mouvement #Metoo a permis de légèrement desserrer l’étau de ce point de vue là, ce fut aussi le cas du confinement. Mona Chollet retranscrit ici certaines des injonctions de la presse féminine qui s’empresse pendant cette période de rappeler à l’ordre les femmes qui seraient tentées de questionner l’intérêt des contraintes esthétiques qu’elles s’infligent d’ordinaire au quotidien (« Vous n’êtes pas censées ressembler à une merde quand vous êtes chez vous » expliquera par exemple le site Mademoizelle ; « Poster son look du jour permet de continuer à exister dans le regard de l’autre » conseillera encore Madame le Figaro). Elle insiste ici sur la nécessité de faire évoluer nos critères de beauté, d’arrêter de célébrer ce qui entrave et standardise les corps mais plutôt ce qui permet aux femmes de se sentir bien. Enfin, elle accorde une large part de ce chapitre au silence imposé aux femmes en matière de représentations de la sexualité. Elle prend ici l’exemple de l’expérience relatée par Vanessa Springora dans « Consentement » qui illustre parfaitement cet « enfermement des femmes dans les mots des hommes ». Elle revient aussi sur les fantasmes des femmes qui ont souvent peur de les confier, et notamment sur le fantasme du viol que de nombreuses femmes partagent. Elle propose d’ailleurs une théorie intéressante pour l’expliquer, interprétant ces scénarios glauques et humiliants comme « thérapeutiques », une sorte d’exutoire permettant de désamorcer des situations de violence. Voilà qui fait réfléchir.

« Réinventer l’amour » est un essai foisonnant et éclairant dans lequel Mona Chollet propose de nombreuses pistes de réflexion sur l’amour hétérosexuel et la manière dont il est gangrené par le patriarcat. A travers quatre chapitres consacrés tour à tour à l’infériorisation des femmes, aux violences conjugales, au surinvestissement par les femmes de la sphère affective ou encore aux représentations érotiques, la journaliste déroule un raisonnement bien construit et étayé par de nombreux exemples qui nous invitent à interroger et repenser nos histoires d’amour grâce au prisme du féminisme.

Autres critiques :  ?

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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