Les chambres inquiètes
Titre : Les chambres inquiètes
Auteur/Autrice : Lisa Tuttle
Directrice de publication : Nathalie Serval
Éditeur : Dystopia
Date de publication : 2014
Synopsis : Au sommaire : Préface de Nathalie SERVAL – Un nid d’insectes (Bug House) – Sans regrets (No Regrets) – En pièces détachées (Bits and Pieces) – La tombe de Jamie (Jamie’s grave) – Lézard du désir (Lizard Lust) – Vol pour Byzance (Flying to Byzantium) – L’autre chambre (The Other Room) – Oiseaux de lune (Birds of the moon) – Propriété commune (Community Property) – Une amie en détresse (A Friend in Need) – L’autre mère (The Other Mother) – Les mains de Mr. Elphinstone (Mr. Elphinstone’s Hands) – La plaie (The wound) – Le nid (The Nest)
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La maîtresse du fantastique
Lisa Tuttle est une autrice majeure du genre fantastique à qui on doit aussi bien des romans (« Windhaven », en collaboration avec G. R. R. Martin) que des recueils de nouvelles, et qui a influencé plusieurs auteurices, à commencer par Mélanie Fazi. Personnellement je me rappelle avoir été chamboulée par ma lecture du recueil « Ainsi naissent les fantômes » dont plusieurs textes me restent encore en mémoire aujourd’hui à commencer par « Rêves captifs », une nouvelle marquante qui me donne aujourd’hui encore des sueurs froides. Lisa Tuttle possède en effet un talent certain, à la fois pour instaurer une ambiance angoissante et parvenir à maintenir un état de tension permanent, mais aussi et surtout pour écrire des chutes aussi vertigineuses que terrifiantes qui imprimeront une marque indélébile dans l’esprit des lecteurices. Dans « Les chambres inquiètes », les éditions Dystopia ont réuni quatorze nouvelles d’une qualité assez remarquable et qui sont toutes mémorables. Au fur et à mesure de la lecture de ces textes, on se rend compte de la récurrence de certains thèmes qu’on pouvait déjà observer dans « Ainsi naissent les fantômes ». Parmi eux on peut citer la conciliation entre maternité et création, les métamorphoses (tant physiques que psychologiques), ou encore la place des femmes dans la société et la dénonciation des violences et des injonctions auxquelles elles doivent faire face. Les protagonistes sont ainsi quasi systématiquement des femmes, souvent mères, parfois artistes, qui toutes se retrouvent en état de vulnérabilité, soit parce qu’elles se retrouvent confrontées à un passé non digéré, soit parce qu’elles ont été abusées, à des degrés divers, par des hommes. On retrouve également des similitudes au niveau de la construction de chaque intrigue qui démarre toujours par la description d’un quotidien tout ce qu’il a de plus banal qui va être progressivement envahi par l’arrivée de quelqu’un ou quelque chose qui oblige l’héroïne à se mettre à nu et à se confronter à ses démons. Certaines sont vraiment difficiles à lire en raison de la violence qu’elles mettent en scène (il y a notamment plusieurs scènes de viols) mais aussi en raison du malaise que certains aspects de l’intrigue suscitent (je pense notamment à tout ce qui concerne les insectes ou autres créatures répugnantes).
Métamorphose, désespoir et répulsion
Parmi les nouvelles les plus marquantes figure sans doute celle en charge d’ouvrir le recueil, (« Un nid d’insecte ». Elle met en scène une jeune femme brouillée avec son mari qui vient rendre visite à une tante oubliée depuis longtemps. Elle découvre une vieillarde décatie et à deux doigts de la mort, et un jeune homme malaisant qui paraît avoir pris possession de la demeure familiale, visiblement infestée par des termites. Un texte glaçant que j’ai presque regretté d’avoir lu tant le souvenir de la chute, d’une violence extrême, me restera sans doute pour toujours. Parmi les autres textes qui font intervenir des créatures mi-animales mi-monstrueuses, on peut citer « Le nid » dans lequel deux sœurs achètent une maison qu’elles restaurent dans le but d’y vivre ensemble. Mais très vite, l’une d’elle est attirée par quelque chose dans le grenier où l’autre n’a jamais osé monter. Jusqu’au jour où elle comprend que sa sœur n’est pas seule là haut. Là encore l’angoisse monte très vite et nous replonge dans des angoisses d’enfant (le grenier, le noir, le monstre) que l’autrice parvient à ressuscité avec un talent certain. Même chose dans « Oiseaux de lune » qui met en scène une femme emprisonnée dans un quotidien insipide aux côtés d’un mari et d’enfants ingrats et qui est soudainement attirée par d’étranges oiseaux qui la suivent jusque dans ses rêves. Dans « La tombe de Jamie » le protagoniste est aussi une mère, mais cette fois confrontée à l’obsession de son fils qui se met à creuser un trou dans le jardin où il prétend avoir trouvé un nouvel ami. Rare personnage masculin à assurer un rôle de premier plan, le héros de « L’autre chambre » est quant à lui un père désespéré qui retourne dans la demeure de son grand-père où il a vécu une expérience traumatisante étant enfant. Là, il espère solliciter l’aide de créatures effrayantes mais puissantes croisées à cette occasion. Enfin, la nouvelle « Les mains de Mr Elphinstone » met en scène l’angoisse de plus en plus incontrôlable qui s’empare d’une jeune fille après qu’elle ait participé à une séance de spiritisme. Séance à la suite de laquelle elle se retrouve dotée du pouvoir de matérialiser les fantômes par le biais d’une substance étrange s’écoulant de tout son corps, et notamment ses mains.
Maternité VS création
La question de l’émancipation que constitue l’acte de création, et celle de la difficulté de le concilier avec la maternité est également au cœur de l’œuvre de Lisa Tuttle. L’une des plus belles nouvelles du recueil sur le sujet est à mon sens « Sans regret » qui raconte l’histoire d’une autrice de renom ayant accepté un poste dans une université située dans une ville où elle a autrefois failli fonder une famille. Elle se retrouve logée par hasard dans l’ancienne maison qu’elle occupait avec son compagnon et se met à entrevoir la vie qu’elle aurait pu mener alors, et notamment les enfants qu’elle aurait pu avoir. L’autrice nous livre ici une réflexion poignante sur la maternité et les concessions qu’elle implique dans une société patriarcale, ainsi que sur la liberté octroyée par la pratique de l’art en général, et de l’écriture en particulier. Il en est également question dans « L’autre mère », sans doute l’une des lectures les plus bouleversantes qu’il m’ait été donnée de faire. Lisa Tuttle y met en scène une femme qui désespère de trouver du temps pour travailler sur sa peinture alors qu’elle vit seule avec ses deux enfants qui la sollicitent sans arrêt. Son anxiété monte encore d’un cran lorsqu’une créature étrange située de l’autre côté du lac qui borde sa maison se manifeste à plusieurs reprises et exerce visiblement un mélange de fascination et de terreur chez ses enfants. Là encore, la chute est à la fois terrible et mémorable. Dans « Vol pour Byzance », l’autrice laisse de coté la question de la maternité pour se concentrer sur le pouvoir de l’écriture, littéralement devenue source d’émancipation. La nouvelle raconte la descente aux enfers d’une autrice rendue célèbre grâce à un roman de fantasy à succès et qui se rend dans une toute petite ville perdue au fin fond des États-Unis pour assister à une convention de SF. Là, elle est accueillie par deux femmes qui la rendent très vite mal à l’aise. Le sentiment d’oppression grandit à mesure que les possibilités de rentrer chez elle s’amenuisent et que des changements dans son corps et même son comportement, s’accélèrent. Glaçant, là aussi.
Les femmes, le genre et la violence
Les questions relatives au genre et aux violences faites aux femmes sont également récurrentes dans le recueil. C’est notamment le cas dans deux nouvelles qui, contrairement à toutes les autres, ne se déroulent pas dans notre réalité. Parmi elles, « La plaie » imagine une société dans laquelle le sexe des individus évoluerait en fonction de leurs rapports amoureux. Ainsi, tout le monde serait d’abord un homme avant de se transformer en femme dès lors qu’émergeraient des sentiments amoureux. Or le personnage, un homme, tombe justement sous le charme d’un collègue, ce qui le plonge dans une grande détresse. La place accordée aux femmes dans cette société fantasmée n’est jamais explicitement évoquée, mais elle ne paraît guère enviable étant donné la force avec laquelle le personnage tente de résister à son attirance. Le contexte est bien plus brutal dans « Lézard du désir » qui met en scène une femme autrefois bibliothécaire et désormais prisonnière d’un lieu étrange où elle est devenue la propriété d’un homme extrêmement violent. Là encore, la société dans laquelle évolue le protagoniste surprend par la réflexion qu’il propose sur le genre puisque ce qui sépare les femmes des hommes n’a rien à voir avec le sexe ou le genre, mais tout avec la possession ou non d’un petit animal magique. Là encore certaines scènes sont difficiles, le malaise étant renforcé par le contraste entre la violence actuellement vécue par l’héroïne et la banalité de son existence passé. Difficile dans ces conditions de ne pas s’identifier au personnage et de ne pas s’imaginer basculer à son tour dans ce lieu de terreur. Le mal être de la protagoniste de « En pièce détachée » provient quant à lieu d’une succession d’histoires d’amour ratées. Et puis, un jour, elle se met à découvrir dans son lit un bout de corps laissé par ses partenaires à chaque fois qu’ils font l’amour pour la dernière fois (une main, un pied, un torse…). Dans « Propriété commune » aussi, l’héroïne n’est d’abord pas présentée comme victime mais plutôt comme complice. La nouvelle met en scène un couple qui se sépare et ne parvient pas à s’entendre sur qui doit récupérer le chien. Ils prennent alors une décision radiale, qui va en entraîner bien d’autres. Là encore la question des violences est bien présente mais plus sous-jacente, ce qui n’empêche pas le texte d’être très fort, notamment grâce à une chute là encore terrible.
Le recueil « Les chambres inquiètes » regroupe quatorze nouvelles écrites par la maîtresse du fantastique américain Lisa Tuttle. On y retrouve tout ce qui fait la force de ses textes qui, bien que très variés, possèdent tous des caractéristiques communes qui font la patte de l’autrice : une chute bien amenée et souvent vertigineuse, une capacité inouïe à faire naître un puissant sentiment d’angoisse à partir de situations à priori banales, et une large place accordée aux personnages féminins et à la question de la violence et des injonctions auxquelles la plupart des femmes se retrouvent un jour ou l’autre confrontées. Une autrice à découvrir absolument !
Autres critiques : ?
3 commentaires
Le Scribouillard
Mais du coup, c’est Buttle ou Tuttle ? 😉
Lybertaire Bibliolingus
Coucou ! J’ai vu passer ce recueil de nouvelles à sa sortie, mais je n’ai pas passé le cap, dans la mesure où je lis peu de SF. C’est en lisant Des femmes et du style d’Azélie Fayolle que je me suis souvenue de ce texte ! Je suis contente que tu en parles, en plus il s’agit d’une maison d’édition indépendante !!
Boudicca
Tout à fait, et ça vaut vraiment le coup !