Fantasy

Miska

Titre : Miska
Auteur : Eva Martin
Éditeur : Critic
Date de publication : 2023 (novembre)

Synopsis : Pour le capitaine Dacien, tout a commencé par une bière avalée sous des tombereaux de pluie. Une bière, et une rumeur. Toujours la même. Une voile blanche croisant à l’horizon. Un navire capable de survoler les flots. Une légende ridicule, car personne, pas même les marins les plus aguerris, ne peut franchir le maelström. Et pourtant, amie ou ennemie, la présence de ces étrangers ne peut être ignorée plus longtemps. Les Fédérateurs doivent se rendre à l’évidence, aller à leur rencontre est désormais une priorité. Une mission qui va tout naturellement échoir à Dacien et ses hommes. Mais rien, absolument rien, ne va se passer comme prévu…

Deux mondes, deux ambiances

Premier roman publié par Eva Martin « Miska » nous entraîne en Caldécie, un continent relativement paisible mais en passe de connaître un bouleversement sans précédent. Voilà en effet plusieurs semaines que des marins signalent avoir aperçu aux larges des côtes un navire immense aux capacités technologiques clairement supérieures et avec lequel aucun contact n’a encore pu être établi. La mission échoue à un vétéran, Dacien, placé depuis des années à la tête d’une petite troupe de fidèles soldats qui vont s’embarquer sur la fine fleur de la marine locale pour tenter de percer le mystère de ce vaisseau. Et c’est là que tout part en vrille. Car le navire en question se révèle être en fait l’avant-garde d’une force d’invasion dotée d’une puissance de frappe inouïe et dont l’objectif n’est ni plus ni moins de soumettre une partie de la Caldécie afin de piller ses abondantes ressources. Très vite, les Kinoshs parviennent à occuper le territoire et imposent à la population un joug sévère qui va évidemment éveiller des velléités de résistance chez certains, parmi lesquels figurent évidemment le fameux capitaine Dacien et ses hommes. Le roman se compose de différentes parties dont l’ambiance et le rythme varient considérablement. La première partie se révèle plutôt intéressante : on se familiarise doucement avec le fonctionnement de la fédération caldécienne et surtout avec cette petite troupe de soldats certes rapidement caractérisés mais surtout liés par un sentiment de camaraderie immédiatement communicatif. L’arrivée des Kinoshs et la mise en place d’un régime colonial impitoyable suscitent ensuite une grande curiosité qui s’accompagne malheureusement presque aussitôt d’une baisse de rythme assez significative. S’il serait exagéré de parler d’ennui, force est de constater que l’intérêt que l’on porte tant à l’intrigue qu’aux personnes s’étiole peu à peu, faute d’éléments de compréhension. On ignore en effet tout de ces envahisseurs pendant le premier bon tiers du roman, si bien qu’on ne dispose d’aucun indice sur leurs motivations, leur origine, ou leurs mœurs qui s’avèrent radicalement différentes de celles des Caldéciens. Ce manque d’information entraîne automatiquement une prise de distance qui, sans aller jusqu’au désintérêt, donne en tout cas naissance à une certaine lassitude.

Fantasy et colonisation

Ce petit ventre-mou finit heureusement par prendre fin avec l’entrée en scène d’un autre protagoniste originaire cette fois du continent kinosh, et qui va nous aider à comprendre les tenants et les aboutissants de la présence de ses compatriotes en Caldécie. Un changement de point de vue bienvenue qui permet de remettre le récit sur les rails et de complexifier une intrigue qui est bien loin de se résumer à un affrontement manichéen entre « méchants envahisseurs » et « gentils colonisés », comme le début le laissait craindre. L’autrice nous livre ici une réflexion intéressante sur la colonisation à laquelle elle va astucieusement donner un tour différent de celui auquel se rattache notre imaginaire. En effet, la Caldécie, ce continent désormais occupé et pillé pour ses ressources, ressemble à s’y méprendre au territoire d’ordinaire non pas victime d’une politique impérialiste mais à son origine. Eva Martin décrit en effet une société s’apparentant à notre société occidentale à la fin du Moyen âge en terme d’évolution technologique, or cette inspiration aurait plutôt tendance à nous la représenter comme l’agresseur, et non l’agressée. L’empire kinosh, quant à lui, emprunte à de multiples influences, à la fois européennes et (surtout) asiatiques. La présence de sociétés spécialisées dans tel ou tel domaine scientifique n’est ainsi pas sans faire penser aux célèbres sociétés anglaises, toutes deux entendant pleinement profiter des conquêtes militaires de leur nation pour accroître le champ de leur connaissance géographique, botanique ou zoologique. La plupart des aspects de la culture kinosh évoqués ici renvoie cela dit essentiellement à la culture japonaise de l’époque moderne, qu’il s’agisse de la rigueur qui imprègne toute les conventions sociales (notamment en ce qui concerne les femmes), de la hiérarchie impériale, mais aussi de la mention de certaines pratiques culturelles ou martiales comme la présence de ninjas, de haikus ou encore de jardins zen. On éprouve ainsi presque plus d’intérêt à découvrir la culture de ces envahisseurs qu’à en apprendre sur celle dont sont pourtant originaires la plupart des protagonistes, cette dernière nous paraissant de toute façon rapidement assez familière. Ce renversement de notre imaginaire colonial, faisant d’une société d’inspiration occidentale le territoire colonisé et non colonisateur, est l’une des plus grandes réussites du roman car il permet de prendre du recul sur le phénomène et de le voir sous un jour, non pas nouveau (on connaît déjà bien les effets dévastateurs de l’impérialisme sur les autres continents), mais différent (la scène remarquablement dépeinte du « zoo humain » est à mon sens l’illustration parfaite de ce renversement).

Bémol pour les personnages

Parmi les autres points positifs du roman, on peut également citer la volonté de l’autrice de ne pas réduire le conflit à une opposition purement manichéenne et à questionner le bien fondé de techniques de résistance violentes. Difficile de ne pas faire le lien avec ce qui se passe aujourd’hui dans une partie du monde. La résistance à un oppresseur justifie-t-il le recours à la violence contre des populations civils réduites au rang de potentielles victimes collatérales ? Si certains questionnaient encore la capacité de la fantasy à s’emparer de problématiques actuelles et à les étudier avec un autre regard, voilà un exemple assez édifiant. Des dissensions vont en effet très vite éclater entre les rebelles, certains étant partisans d’une lutte armée impitoyable, quand d’autres estiment que la fin ne justifie pas les moyens et refusent de renoncer à une résolution pacifiste. Pour porter ces questionnements hautement inflammables, l’autrice convoque une galerie de personnages attachants mais parfois un peu simplistes. Dacien est par exemple un protagoniste tout à fait sympathique mais qui manque de charisme et de profondeur, tandis que ses compagnons d’aventure, bien que tout à fait plaisants eux aussi, restent cantonnés tout au long du récit à un rôle très secondaire. Leurs profils n’en reste pas moins intéressants et j’ai beaucoup aimé le clin d’oeil un peu appuyé de l’autrice aux deux magiciens multipliant les taquineries qui n’est pas sans faire penser à l’emblématique duo Gobelin/Qu’un Oeil des « Annales de la compagnie noire ». Un mot, enfin, concernant la place des personnages féminins qui restent malheureusement très en retrait malgré la mise en valeur de l’une d’entre elle qui restera un cas relativement isolé. Cela est d’autant plus surprenant côté caldécien, où les femmes semblent jouir d’une plus grande liberté que dans la société kinosh, ce qui n’empêche pas leur quasi totale invisibilisation.

« Miska » est un premier roman réussi qui met en scène la rencontre de deux civilisations très différentes, le tout dans le contexte explosif d’une conquête coloniale. Les thématiques abordées sont très actuelles et sont évoquées avec astuce par Eva Martin qui parvient à éviter l’écueil du conflit manichéen et à doter son intrigue d’une complexité bienvenue. Quelques bémols demeurent toutefois, qu’il s’agisse d’une baisse de rythme constatée dans le deuxième tiers du roman, ainsi que du manque de profondeur global des personnages.

Autres critiques :  ?

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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