Fiction historique

1629… ou l’effrayante histoire des naufragés du Jakarta, tome 1 : L’apothicaire du diable

Titre : L’apothicaire du diable
Cycle/Série : 1629… ou l’effrayante histoires des naufragés du Jakarta
Scénariste : Xavier Dorison
Illustrateur : Thimothée Montaigne
Éditeur : Glénat
Date de publication : 2022

Synopsis : Diptyque consacré à l’une des pages les plus sanglantes de l’histoire maritime, ce thriller psychologique revient sur un récit effroyable où se sont mêlés mutinerie, naufrage, massacre et survie. En se focalisant sur ce microcosme sordide, Xavier Dorison signe autant un récit d’aventure magistral qu’il dépeint toute la noirceur de l’âme humaine, magnifiquement illustré par un Thimothée Montaigne au sommet de son art.

Il va falloir penser aux vivants, maintenant, et oublier les morts… ou vous les rejoindrez.

Dans l’enfer d’un navire de la compagnie hollandaise du XVIIe

L’« extinction de l’âme » est un concept élaboré par le professeur de psychologie Philippe Zimbardo pour expliquer le mécanisme mental à l’œuvre chez un groupe d’individus lorsque celui-ci se rend coupable des pires atrocités. Mécanisme qui se traduit par « un arrêt complet de l’empathie » et « la suspension du jugement », ce à quoi résulte généralement un massacre. Ce concept est mis en avant par Xavier Dorison dans sa préface pour ce premier tome d’un diptyque consacré à un fait divers ayant eu lieu en 1629 et impliquant un navire de la Compagnie hollandaise des Indes orientales (abrégée sous l’acronyme VOC). Nous voilà donc prévenu : l’histoire relatée dans ces pages tient moins d’une sympathique anecdote historique que d’une sanglante tragédie impliquant l’ensemble de ses acteurs et actrices, aussi incongrue que puisse paraître leur participation à un événement de ce type. Le récit prend place aux Provinces-Unies (aujourd’hui Pays-Bas) et implique donc la VOC, compagnie maritime la plus puissante au monde, et l’un de ses navires, le Batavia (renommé ici Jakarta dans la mesure où « batavia » servait à l’époque à désigner en hollandais l’actuelle capitale de l’Indonésie). Tout commence par une banale expédition lancée par la VOC en direction des Indes afin d’acheminer une petite fortune, le tout sous la supervision d’un subrécargue, soit le représentant de la compagnie à bord et, à ce titre, le véritable maître du navire puisque son autorité surpasse même celle du capitaine. Environ trois cents personnes embarquent au départ d’Amsterdam, essentiellement des membres d’équipage mais aussi un petit nombre de passagers, femmes et enfants compris. Parmi eux, plusieurs vont avoir un rôle clé dans l’intrigue concoctée ici par Xavier Dorison. Parmi les protagonistes de ce drame on trouve donc le subrécargue Francisco Delsaert (un homme cruel et implacable, terrifié à l’idée de mécontenter la VOC et donc prêt à tous les sacrifices pour venir à bout de sa mission), le capitaine Arian Jakob (un alcoolique notoire et une forte tête extrêmement malléable), le second de Delsaert (le fameux apothicaire qui donne son nom à cette première partie et dont le rôle sera capitale), et enfin Lucretia Jansdochter (jeune femme fortunée forcée d’embarquer afin de rejoindre son mari aux Indes). A ces quatre acteurs principaux viennent s’ajouter une multitude de personnages secondaires, membres d’équipage ou passagers, qui vont être amenés à s’inscrire dans des dynamiques de groupe souvent mortifères et être confrontés à des choix difficiles qui impacteront gravement le déroulement de la traversée.

Déjà les prémices du massacre à venir

Le scénario de Xavier Dorison est de très bonne facture et maintient le lecteur en haleine d’un bout à l’autre de ce premier tome déjà fort conséquent et qui devrait donc être complété par un deuxième volet dans quelque temps. Certes, il est tentant de ne considérer cet album que comme une simple introduction avant le drame qui constitue le cœur de l’intrigue, mais ce prélude n’en demeure pas moins captivant et surtout essentiel pour bien saisir les motivations et la personnalité de chacun. Le récit tourne assez vite au huis-clos à bord de ce grand navire qui prend immédiatement des allures d’enfer flottant. Le duo Dorison/Montaigne a visiblement fait un gros travail de recherche documentaire afin de nous offrir un rendu le plus réaliste possible des conditions de vie à bord d’un returnsheppen du XVIIe, et celles-ci sont déplorables. L’équipage, notamment, vit un véritable enfer et le taux de mortalité est par conséquent particulièrement élevé parmi eux. Sous alimentation, absence d’hygiène, maltraitances, peur instillée en permanence par le subrécargue qui fait régner une discipline de fer… : autant d’ingrédients qui rendent les membres de l’équipage enclins à céder aux sirènes de la mutinerie. A cela s’ajoute la tentation représentée par la petite fortune embarquée à bord du navire et qui représente pour certains un bon moyen de se forger une nouvelle vie. Il faut enfin rajouter un certain nombre d’enjeux plus personnels qui vont fragiliser une partie des protagonistes, ce qui rend d’autant plus crédible leur basculement dans un déchaînement de violence dont nous n’avons ici que les prémices. Lucretia est incontestablement la plus vulnérable du groupe, de part la haine et la convoitise qu’elle suscite en raison de son sexe et de son statut social à bord du navire, d’abord, mais aussi à cause de son histoire personnelle (son troisième et dernier enfant est décédé peu de temps avant son arrivée à bord). Il s’agit pourtant d’une des figures clés du navire, certainement celle à laquelle on s’attache le plus, et celle qui sera certainement amenée à jouer un rôle de premier plan dans le drame à venir. Les autres personnages sont tout aussi bien caractérisés, qu’il s’agisse de l’inquiétant apothicaire, du détestable subrécargue ou encore du sympathique marin Hayes. Un mot, pour finir, concernant les graphismes de Thimothée Montaigne qui sont à la hauteur du scénario et illustrent avec réalisme la vie à bord d’un navire du XVIIe. Certaines planches sont à couper le souffle, notamment des vues pleine page du navire, mais aussi des gros plans sur des expressions particulièrement révélatrices des sentiments des protagonistes.

« L’apothicaire du diable », première partie d’un diptyque consacré à un fait divers impliquant le navire « Jakarta » (ou Batavia) en 1629, est une excellente introduction qui pose les bases du drame sordide qui sera amené à se jouer dans le deuxième album. Scénario et illustrations permettent tous deux de rendre compte avec réalisme des conditions de vie de l’équipage et des passagers confrontés à un tel voyage à cette époque et mettent en lumière des personnalités fortes, pleines de contradictions et de noirceur dont on anticipe avec inquiétude le basculement dans l’horreur. Une très belle bande dessinée qui ravira donc les amateurs d’histoire en général, et d’expéditions maritimes en particulier.

Voir aussi : Tome 2

Autres critiques :  ?

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

6 commentaires

Répondre à Boudicca Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.