Ru
Titre : Ru
Auteur : Camille Leboulanger
Éditeur : L’Atalante
Date de publication : 2021 (mars)
Synopsis : « – Ru ? Pourquoi Ru ? Il n’y a pas assez de salles de concerts à l’air libre, peut-être ? – Tu n’as jamais eu envie de savoir ce que cela fait de chanter à l’intérieur d’un être vivant ? »
A l’entendre, le cœur de Youssoupha s’est mis à battre à toute vitesse, plus rapidement que jamais. En cet instant, perché sur cette bretelle d’autoroute au-dessus d’une foule dont les cœurs grondaient aussi fort que le sien, il était plus vivant qu’il ne l’avait jamais été. Il a ouvert la bouche pour répéter encore une fois « C’est pas normal », mais voilà ce que ses lèvres écartées ont laissé passer à la place « Assez ! Assez ! » Et ce n’est pas seulement sa bouche qui a parlé mais son corps tout entier. Il a scandé dans un souffle venu du ventre. C’est elle qui le fait ajouter sa voix et son acrimonie, car, s’il ne sait pas grand-chose, Youssoupha possède au moins le sens de la reconnaissance et une intuition. Voilà le crime : un professeur, des professeurs, qui prennent leur propre vie à force de construire, envers et contre Ru entière, celle de dizaines d’enfants dont personne ne s’occupe.
Dans l’antre de la bête
Ru est le nom donné par Camille Leboulanger à une créature aux dimensions colossales et dont la longue immobilité a donné envie aux humains l’idée farfelue de la coloniser. Autoroute, port, ville, université, magasins… : la bête abrite désormais l’équivalent de tout ce qu’on peut trouver à l’extérieur, à la différence près que ses habitants doivent s’habituer à ne jamais apercevoir la lumière du jour et à composer avec le rouge omniprésent qui émane de l’intérieur du monstre. Difficile à la lecture du scénario de ne pas penser au « Dragon Griaule » de Lucius Shepard qui reposait (dans les grandes lignes) sur un principe similaire : une immense créature colonisée par l’humanité et sur laquelle elle exerce une influence plus ou moins volontaire et subtile. On retrouve effectivement des points communs entre les deux œuvres, notamment dans leur dimension politique, mais, là où le propos du livre de Sherpard consistait à utiliser la bête comme une métaphore de la dictature et s’interrogeait sur les responsabilités individuelles sous ce type de régime, le roman de Camille Leboulanger porte un message davantage d’ordre écologique et social. Car dans Ru, les humains ont fait ce qu’ils continuent de faire aujourd’hui en dépit du bon sens : ils prennent leurs aises, sans penser aux conséquences et à l’impact de leur activité sur l’écosystème dont ils sont pourtant dépendants. Qu’importe que la créature ait été (ou soit encore, le débat anime toujours les scientifiques) un être vivant : on bétonne, on creuse, on exploite, tout cela en tentant de contourner les limites imposées par le corps même de la bête. Le roman ne se limite toutefois pas à une vue d’ensemble de la cité rouge puisque l’on va suivre trois personnages très différents qui, chacun à leur manière, vont être profondément changés (et changer profondément) Ru. Le premier, Youssoupha, est un réfugié : fraîchement débarqué au sein de la bête après une traversée éprouvante pour fuir son pays, le jeune garçon va se retrouver confronté à une politique d’accueil migratoire alternant entre suspicion, indifférence ou franche hostilité. Agathe, elle, a depuis peu rejoint un groupe de militants engagés pour la non restriction de l’accès à l’université des étudiants étrangers, ce qui lui vaudra de perdre un œil lors de l’évacuation de sa faculté par les policiers. Le dernier, enfin, est un cinéaste invité pour présenter son court-métrage à l’occasion d’un festival et qui veut profiter de l’occasion pour rechercher son mari, un chanteur réputé, disparu après avoir mis les pieds dans Ru.
La politique s’invite dans la fantasy
Le profil des protagonistes en dit suffisamment long sur la portée et l’orientation politique de l’œuvre de l’auteur. Politique migratoire déshonorante, violences policières, souffrance du corps enseignant, révolte populaire, inquiétude écologique, verticalité du pouvoir (ici exercée par un préfet dont la politique de maintien de l’ordre n’est pas sans rappeler celle de l’actuel préfet de police de Paris)… : autant de thématiques brûlantes d’actualité que l’on retrouve traitées ici par le prisme de la fantasy. Le propos de l’auteur est assez radical et interroge aussi bien notre rapport à la politique (au sens large, pas uniquement électoral) qu’à notre environnement. La métaphore du réchauffement climatique est évidente et permet de mettre l’accent sur notre immobilisme et notre difficulté à penser aux conséquences de nos actions sur le long terme. La remise en cause de l’ordre social est également au programme, certaines scènes n’étant évidemment pas sans rappeler celles qui ont déferlé sur nos écrans au moment du mouvement des Gilets jaunes, ou plus largement lors de n’importe quelle contestation sociale récente. Le traitement médiatique de tels événements est également abordé avec lucidité et fait à nouveau écho à ce que nous pouvons vivre aujourd’hui, de même que l’évocation du suicide d’une enseignante sur son lieu de travail ou de la répression disproportionnée des forces de l’ordre à l’encontre de jeunes manifestants ne manqueront pas de faire resurgir de récentes images. Si la vision politique défendue par l’auteur est ici bel et bien au cœur du roman, il serait toutefois erroné de croire que celui-ci se résumerait à une simple vitrine idéologique. Le message est certes clairement affiché et assumé, mais l’intrigue est pour autant loin d’être un simple prétexte utilisé par l’auteur pour véhiculer ses idées. Ainsi, c’est moins dans l’exposition théorique d’une pensée politique (à l’image de ce que peut par exemple faire Alain Damasio) que l’engament de l’auteur se manifeste que dans le choix des thématiques abordées ou des profils de ses personnages. Pour résumer, l’ouvrage ne prône pas une idéologie radicale de gauche mais, par ses choix narratifs, met en lumière des préoccupations qui sont le propres de ce courant. Personnellement ça me convient, mais peut-être d’autres lecteurs verront-ils dans ces références à l’actualité et dans la dénonciation de cette violence de classe un frein à leur immersion dans cet univers de fantasy.
Ils me font bien rire. Ils sont bien gentils, mais ils font exactement ce qu’ils n’aimaient pas qu’on leur fasse. « Celui qui travaille mange. » : mais qui décide qui travaille ?
Quelques maladresses
Il faut dire qu’un manque d’adhésion idéologique n’est pas toujours le seul obstacle que pourra rencontrer le lecteur. L’intrigue, bien que cohérente sur le long terme et ponctuée de rebondissements intéressants, s’essouffle régulièrement, l’exposition des spécificités de Ru et du ressenti de ses habitants prenant trop souvent le pas sur l’évolution même du récit. Il en résulte que l’intérêt du lecteur fluctue, certaines scènes se montrant véritablement impressionnantes visuellement ou émotionnellement, tandis que de nombreux autres passages paraissent plus longuets, voire répétitifs. Un événement majeur ayant lieu dans la seconde moitié du roman va toutefois totalement rebattre les cartes et réveiller la curiosité du lecteur qui risque cependant d’être légèrement frustré de voir l’histoire se terminer presque là où on aurait voulu qu’elle commence. Le dernier tiers est en effet de loin le plus passionnant, le récit continuant de brasser alors quantité de sujets de société essentiels tout en incitant personnages et lecteurs à porter un regard neuf sur tout ce qui, aujourd’hui, nous paraît acquis et immuable. Une réflexion salutaire, qu’on aurait bien aimé voir se poursuivre tant les possibilités qu’elle ouvre sont promptes à enflammer l’imagination. Les personnages, eux, sont intéressants par l’originalité de leur parcours et par leur appartenance à des milieux sociaux différents, mais tous peinent à susciter l’émotion du lecteur. C’est notamment le cas d’Agathe, personnage auquel j’aurais, à première vue, parfaitement pu m’identifier, mais qui m’a laissée trop souvent indifférente en raison de la distance qu’elle impose au lecteur et de son faible nombre d’interactions avec d’autres individus. Youssoupha, en revanche, est un protagoniste bouleversant mais dont le rôle se limite la plupart du temps à celui de spectateur passif. Les personnages secondaires sont quant à eux très en retrait, l’auteur optant, là encore pour des raisons politiques, pour une mise en avant collective des habitants de Ru, plutôt que par une individualisation à outrance d’une poignée de « grandes figures ».
Original et engagé, le roman de Camille Leboulanger utilise ici la fantasy pour remettre en perspectives des sujets de société brûlants d’actualité et s’interroge sur notre manière d’habiter le monde et de le changer. Une œuvre éminemment politique qui séduit par la pertinence de sa réflexion mais qui pâtit d’un rythme irrégulier et de personnages qui ne facilitent pas toujours l’immersion émotionnelle du lecteur. A découvrir !
Autres critiques : ?
10 commentaires
Célindanaé
Le côté politique me fait un peu peur.
J’aime beaucoup la plume de l’auteur par contre. Je suis en plein dans Le chien du forgeron et c’est vraiment très bien pour le moment.
Boudicca
Ah, il me tarde de le lire celui-là ! 🙂 Faut pas pour le côté politique : c’est marqué mais encore une fois c’est loin d’être le seul aspect du roman a être mis en avant
Tigger Lilly
Il me tente beaucoup malgré les soucis de rythme ^^ Courageux de la part de l’auteur de faire un bouquin reprenant peu ou prou le pitch d’un chef d’oeuvre, grand est le risque de souffrir de la comparaison.
Boudicca
C’est certain. Et en même temps, malgré une idée de base commune, les deux romans et les messages qu’ils portent n’ont rien à voir. Je pense que ça peut te plaire en effet 🙂
Ping :
Baroona
Vous êtes bien téméraires tou.te.s d’invoquer le nom de Griaule. 🐲
Je crois que c’est le billet le plus « mitigé » que j’ai lu jusqu’à présent, mais ça fait quand même pas mal de positif. Ça continue de faire son chemin dans mon esprit, je crois que je le tenterai un jour. ^^
Boudicca
Je le mentionne avec un immense respect 😉 J’espère que tu te laisseras tenter, c’est une chouette lecture malgré les quelques bémols que j’ai pu citer 🙂
Jean-Pierre
Bonsoir, c’est le pinailleur :
« la politique (au sein large »… vraiment ?!
Boudicca
Ah oui, elle est belle celle-là ! C’est corrigé, merci. Vous faites bien de pinailler, on a beau se relire plusieurs fois, il y en a toujours qui passent à la trappe ! 😉
Yuyine
J’ai beaucoup aimé également et je te rejoins sur le dernier tiers qui s’essouffle un peu alors que les sujets abordés sont hyper intéressants. Par contre, j’ai réussi à m’attacher un peu plus que toi aux personnages.