Fantastique - Horreur

Je suis ta nuit

Titre : Je suis ta nuit
Auteur : Loïc Le Borgne
Éditeur : Intervista / Le livre de poche / ActuSF
Date de publication : 2008 / 2010 / 2020

Synopsis : La France, un été, quelque part dans les années 80. Pendant un banal concours de casse-bouteilles, six enfants découvrent un cadavre mutilé, sans lèvres, sans sexe et sans doigts. Et ce n’est que le premier d’une longue série. Pierre et sa bande de copains inséparables sont obligés d’enterrer leur enfance et certains de leurs proches alors que le Puits et l’homme au chapeau haut-de-forme s’emparent peu à peu de leur innocence.

 

Il n’y a pas de diable ; il n’y a pas de dieu. Ou alors Ils sont très loin, dans une autre galaxie, dans un univers parallèle. Sur cette planète, pour l’instant, il n’y a que moi et toi. Je suis le Bonhomme Nuit. Je suis ta nuit, votre Puits. Et je t’appelle, mon ami.

Enfances brisées

Paru à l’origine en 2008 chez Intervista, « Je suis ta nuit » a fait l’objet de plusieurs rééditions, d’abord chez Le livre de poche en 2010, puis chez ActuSF à l’été 2020. De Loïc Le Borgne, j’avais déjà eu l’occasion de découvrir l’excellent « Hysteresis », un roman post-apo mettant en scène la vie d’une petite communauté du fin fond de la Sarthe après la fin du monde. Bien que dans un style très différent, « Je suis ta nuit » a suscité chez moi le même enthousiasme et se sera révélé un formidable coup de cœur. Le roman met en scène un père qui, démuni face à la détresse de son fils suite au suicide d’une de ses amies, décide de prendre la plume pour lui raconter les terribles événements dont il a été acteur et témoin alors qu’il n’était lui-même qu’un enfant. Le récit prend place en 1980, dans le petit village breton de Duaraz, où une bande de six enfants, cinq garçons et une fille, s’amusent à faire les quatre-cent coups et entendent bien profiter de leur dernière année avant leur entrée au collège. Leur insouciance ne va cependant pas tarder à voler en éclat lorsqu’une série d’événements plus étranges les uns que les autres vont venir perturber la petite vie paisible de ce village. Le premier avertissement a lieu lorsque la bande tombe par hasard sur un cadavre atrocement mutilé à proximité du chemin de fer. Et puis, très vite, les bizarreries s’enchaînent, plongeant les enfants dans la terreur. Il y a par exemple ces animaux au comportement étrange et agressif qui semblent subvenir de nul part. Il y a aussi ces gens qu’ils connaissent depuis leur enfance et qui, d’un seul coup, se mettent à avoir un comportement totalement incompréhensible au point d’en devenir menaçant. Et puis il y a cette sensation de ne plus être en sécurité qui ne quitte pas Pierre, le narrateur, qui comprend instinctivement que quelque chose de terrible est en train de se passer. Pour Maël, le chef de la bande, tous ces mystères n’ont qu’un seul et même responsable : le Bonhomme Nuit, une sorte de Croque-mitaine dont la cible ne serait autre que notre héros et sa bande.

Un page-turner haletant et angoissant

Présenté ainsi, on serait tenter de penser que le roman pourrait parfaitement convenir à un public de jeunes adolescents désireux de s’offrir un petit moment frisson. Or, contrairement à ce qui se fait d’ordinaire aujourd’hui, le fait que le héros soit un enfant de dix ans n’implique absolument pas que l’ouvrage est à destination d’un jeune public. C’est même plutôt l’inverse, dans la mesure où la gravité et la subtilité des thématiques traitées, de même que la dureté du sort réservé à certains personnages, rendent à mon sens presque impossible la lecture du roman par des enfants du même âge. Ne vous y trompez donc pas, en dépit d’une intrigue qui paraît s’inscrire dans la lignée des meilleurs « Club des cinq », le roman s’adresse bel et bien à un lectorat adulte et ne cherche à aucun moment à édulcorer les événements dramatiques dont sont victimes les protagonistes. Les nombreuses références culturelles aux jeux, films ou livres à la mode au début des années 1980 constituent un autre indice du public ciblé par le roman qui a pour principal effet de faire remonter chez le lecteur une bouffée de nostalgie à l’évocation des héros de Star Wars ou de Goldorack, des parties de billes, ou encore de ces œuvres littéraires que la plupart d’entre nous avons pu étudier dans notre propre enfance (« Robinson Crusoé » ; « Sa majesté des mouches » ; « Le lion »…). Le roman apparaît ainsi comme un vibrant hommage à l’enfance, à l’innocence qui lui est associée et à la capacité des enfants à accepter la réalité de choses qu’ils ne comprennent pas, quand des adultes se contenteraient de se mettre la tête dans le sable. Si le texte se révèle aussi prenant émotionnellement, c’est aussi et surtout parce que l’auteur s’attache à décrire la perte de cet émerveillement permanent propre à l’enfance. Le deuil, le viol, la souffrance physique, le désespoir, le suicide… : autant de thématiques difficiles abordées ici par Loïc Le Borgne qui ne tombe jamais dans l’écueil du sensationnaliste mais fait au contraire preuve de beaucoup de sensibilité et de poésie.

Des héros inoubliables

Parmi les autres qualités qui sautent aux yeux à la lecture du roman, il faut bien évidemment mentionner l’habilité de la construction narrative qui donne à ce livre des allures de page-turner. Difficile en effet de réfréner son envie de faire défiler les pages encore et encore tant le désir de savoir est grand, et la tension nerveuse des personnages contagieuse. Impossible de ne pas frissonner à la lecture des épreuves affrontées par Pierre et ses amis tant l’auteur sait s’y prendre pour faire se dresser les poils du lecteur. La nuit et ses ombres, des bruits suspects, des sensations physiques émoussées, l’horreur qui s’insinue soudainement dans les situations les plus banales et les plus rassurantes du quotidien… : tout est bon pour attiser l’angoisse, et il faut reconnaître que cela fonctionne à la perfection. L’intensité de ce sentiment de danger permanent savamment entretenu par l’auteur s’explique aussi par l’attachement profond que Loïc Le Borgne parvient à faire naître à l’égard de ses protagonistes. Pierre, le narrateur, est évidemment celui dont on se sent le plus proche, et sa gentillesse, sa volonté de protéger ses proches et sa loyauté ne peuvent que nous inciter à le trouver sympathique. Il en va de même des autres membres de la bande qui, bien que pouvant paraître un peu caricaturaux au début du roman (le copain « gros-bras » et un peu simplet, la fille au centre de l’attention de tous, le petit frère encombrant…) évoluent tous de manière différente et se complexifient au fur et à mesure qu’avance l’intrigue. La disparition de certains d’entre eux n’en rend le récit que plus poignant, et permet à d’autres, plus en retrait au début de l’histoire, d’être davantage mis en avant. La conclusion est à l’image de l’ensemble de l’œuvre, cruelle et poétique, et nous laisse avec un sentiment de profonde mélancolie.

« Je suis ta nuit » est un roman sombre et angoissant mais aussi lumineux et poétique qui met en scène le passage prématurée à l’âge adulte d’un groupe d’enfants dans lesquels chaque lecteur pourra sans aucun doute se reconnaître. Un gros coup de cœur à découvrir d’urgence !

Autres critiques : Célindanaé (Au pays des cave trolls) ; L’ours inculte

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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